Le Hussard de Charette***
Tome 3/3 du Chevalier Kerstrat
Préambule - Synopsis du Hussard de Charette
En décembre 1795, Jean de Kerstrat ne peut plus demeurer dans sa Bretagne natale : il est poursuivi tant par les républicains, qui veulent le fusiller comme émigré, que par certains chouans, auxquels il refuse d'obéir aveuglément. Il gagne le Poitou pour y rejoindre "le roi de la Vendée", le général Charette. Mais celui-ci est progressivement abandonné par le peuple, que le général Hoche a habilement éloigné de ses anciens chefs en permettant la reprise du culte catholique avec des prêtres insermentés, et en exemptant les jeunes Vendéens de la conscription. L'armée de l'Ouest est portée à cinquante mille hommes.
Charette voit ses chasseurs bretons retourner dans leur province mais a la consolation d'accueillir le jeune Kerstrat, qui arrive pour se ranger sous sa bannière. La bataille des Trois-Moulins près de Poiré est un désastre. Kerstrat y est promu lieutenant à cause de son attitude courageuse. Il a la surprise de rencontrer à la Bruffière sa cousine, Louise du Bot du Grégo, qui disparaît après l'arrivée inexplicable des troupes républicaines. Le désastre de la Bégaudière est suivi par celui de la Chauvière. Les meilleurs officiers de Charette et ses troupes les plus fidèles sont fauchés par l'armée républicaine.
Désormais, le sort du général vendéen est scellé. Les paysans vendéens et le petit peuple l'abandonnent. Certains le dénoncent. Il est devenu un fugitif, enfermé dans une nasse dont il essaie inutilement de s'échapper. Il lui reste une trentaine de fidèles et il est pourchassé par trente mille soldats. Pendant ce temps, Annick, la femme qui aime Jean de Kerstrat, vient en Vendée pour y retrouver son homme qu'elle a perdu par coquetterie. Elle va inlassablement l'y chercher pendant deux mois, mais en vain. Et pourtant...
Chapitre 1 - Sur la route
Jean de Tréouret de Kerstrat pressa doucement les flancs de son cheval pour lui faire prendre l’allure du trot. Il avait été arrêté par des gendarmes à l’entrée de la ville de La Roche-Bernard, après avoir franchi la Vilaine sur le bac. On lui avait demandé ses papiers et il avait produit un passeport « pour l’intérieur », rempli par le maire puisqu’il devait quitter le Finistère, et un certificat de résidence et de civisme tout à fait authentique, signé par deux habitants de Langolen et contresigné par le maire de la commune, Michel Laënnec . Cet officier d’état civil n’avait rien à refuser aux chouans qui lui fai-saient payer chaque mois « l’impôt au roi », pour qu’on oublie l’achat qu’il avait fait de biens nationaux à des conditions très avantageuses. Lorsque le chef local des chouans, Riou, lui avait demandé plusieurs semaines auparavant de fournir un certificat à tous les combattants du roi qui n’étaient pas domiciliés dans la ville de Langolen, il s’était exécuté sans protester. C’est ainsi que Kerstrat avait donné aux militaires, qui contrôlaient les passagers à l’arrivée du bac, un document qui lui attribuait le nom de Jean Le Goff, ayant pour profession le commerce de tissus, appelé donc à se déplacer à travers les dé-partements bretons et, sans doute, au-delà .
Le commerçant Le Goff avait fait une longue route ! Il avait échappé au peloton de gendarmerie qui l’avait poursuivi depuis la sortie de Langolen jusqu’au château de Trohanet, l’ancestrale demeure des comtes de Tréouret de Kerstrat. Là il avait atteint la cache grâce à laquelle plusieurs prêtres insermentés s’étaient soustraits aux poursuites des républicains. Le lendemain, il avait embrassé sa vieille nourrice, Clémence Sizorn, et s’était rendu chez un agriculteur, Thomas, qui avait son exploitation à la sortie du bourg de Langolen, et qui avait hébergé, quelque temps avant, plusieurs membres de leur troupe dans un penn-ty près de sa ferme.
Il avait d’abord salué Maria, l’épouse de Thomas. Elle lui avait confirmé ce qu’il craignait : une vingtaine de gendarmes avaient arrêté la troupe des chouans au soir du retour de Sainte-Véronique, alors qu’ils traversaient l’Odet à l’entrée de la ville. L’embuscade avait été bien combinée. Personne n’avait pu leur échapper. Interrogée sur la façon dont les gendarmes avaient pu se soustraire aux regards des habitants, elle avait fait état de rumeurs qui couraient, mais au sujet desquelles il ne lui était pas possible de se prononcer. Pressée de questions elle avait fini par évoquer un couple d’agriculteurs patriotes, qui avaient acheté un manoir, Coat Guen, à peu de distance du bourg de Langolen, et les terres qui en dépendaient, devenus biens nationaux depuis l’émigration de la famille de Tinténiac. Il avait tressailli au nom de son cousin. Les patriotes s’appelaient Jean Le Ster et son épouse Marie Littré.
Le fermier était survenu à ce moment-là . Jean de Kerstrat lui avait alors dit qu’il souhaitait partir sur le dernier cheval enlevé aux gendarmes, à Saint-Goazec. « Je n’ai plus ma place dans la région : je suis poursuivi par les républicains et par les chouans. » Le jeune homme n’avait pas le temps de discuter politique avec le fermier. La convention thermidorienne avait donné le jour à la fin d’octobre – le 4 brumaire an IV selon l’extravagant calendrier décadaire – au Directoire : la bourgeoisie enrichie par les trafics de biens nationaux et la spéculation sur les assignats souhaitait rétablir la paix sociale pour profiter de ses malversations. Elle avait assis son pouvoir sur le suffrage censitaire qui ne donnait le droit de vote qu’à ceux qui avaient des revenus suffisants ; les pauvres en étaient écartés. Quant aux royalistes, ils savaient bien que ces enfants de la Terreur ne leur laisseraient pas la moindre place.
Il fallait donc continuer la lutte, songeait, amer, le jeune noble, d’autant plus révolté qu’il avait naïvement cru aux idées généreuses de la Révolution naissante et qu’il s’était même engagé dans la Garde nationale à Paris, avant de déserter après les « massacres des prisons », en septembre 1792, pour rejoindre en Allemagne les armées des émigrés. Son régiment le Loyal Émigrant, soldé par les Anglais, avait été rapatrié sur l’île de Wight avant de participer au débarquement de Quiberon du mois de juin, pour une brève et sanglante aventure. Il avait alors rejoint son Finistère avec deux autres camarades pour y chouanner. Mais un traître l’avait livré et il avait échappé de peu à Brest au peloton d’exécution en plongeant dans l’eau glacée de la Penfeld. Il avait rejoint les chouans dans les Montagnes Noires ; trahi une nouvelle fois il était parti à Langolen où il avait joint une autre bande de chouans, mais la trahison avait encore frappé ! Il fit un effort pour oublier la ronde obsédante des souvenirs.
Le fermier Thomas et lui étaient allés à l’écurie où Jean avait sellé le cheval. La trotte serait longue jusqu’à la Loire, et il veilla encore plus attentivement qu’à l’accoutumée à ne pas sangler la selle trop près du garrot. Il s’apprêtait à attacher son sac au troussequin lorsque Maria était arrivée précipitamment avec un sac :
— Pour la route ! Du pain et de la charcuterie, monsieur le chevalier. Et quelques oignons. Oui, j’ai appris au bourg qui vous êtes réellement, ajouta-t-elle avec un sourire. C’est heureux qu’ils ne vous aient pas pris avec les autres.
Elle avait affectueusement regardé le jeune homme, un beau gars qui devait plaire aux filles. En tout cas, il lui plaisait bien, à elle, songea-t-elle en son for intérieur, non sans éprouver obscurément quelque culpabilité. Il était grand et large d’épaules. Son visage ouvert et facilement souriant était mangé par une barbe châtain et une moustache qui aurait mérité d’être taillée, surplombée par un nez bourbonien. Ses yeux marron pétillaient alors qu’il la regardait. Il observa Maria en souriant. Elle avait le visage et le corps marqués par le labeur, mais une admiration mutine la transfigurait. Il pensa alors à Annick, sa maîtresse adorée, qui l’avait sèchement congédié en lui annonçant qu’elle en aimait un autre, mais il chassa résolument cette douleur importune et releva les yeux. Il se contraignit à sourire et dit doucement :
–– Oh ! Merci, Maria. Je penserai à vous à chaque fois que je me nourrirai !
La femme rosit de bonheur et de confusion en riant et en secouant la tĂŞte.
–– Vous êtes un flatteur, monsieur le chevalier !
— Ils avaient bien combiné leur affaire ! soupira Thomas, l’air sombre, qui n’avait pas fait attention à leur échange, songeant au traquenard dans lequel les chouans étaient tombés à leur retour au bourg.
— Oui, Thomas. Les bleus ont bien joué et nous avons perdu. Les hasards de la guerre… Je m’en vais pour longtemps, confia alors Kerstrat. Merci pour cet hébergement lorsque nous revenions de Saint-Goazec. La nuit était glaciale et nous étions fourbus. Merci pour toute votre aide et, Maria, merci à nouveau pour cet en-cas. Vous êtes ma providence.
Il avait alors sorti le cheval de l’écurie et, après un dernier signe à Maria et Thomas, il était monté en selle et il avait pris le chemin du Poitou – ou de la Vendée, comme on disait maintenant à la mode des bleus. Il avait parcouru une dizaine de lieues chaque jour. Les chemins étaient souvent gelés et la campagne blanche de givre le matin, mais le bidet breton avait le pied sûr. On était à la mi-décembre et l’hiver était parti-culièrement glacial en cette année 1795. Le soir, il s’arrêtait dans une ferme et demandait l’hospitalité pour lui et son cheval contre quelques pièces de monnaie. Riou lui avait heureusement confié une généreuse somme, après l’affaire de Sainte-Véronique, lorsqu’il avait demandé de passer quelques jours à Quimper. C’est ainsi qu’au matin du cinquième jour, après avoir traversé les jours précédents Quimperlé, Hennebont et Vannes, il s’était trouvé devant la Vilaine à franchir, pour atteindre la ville de La Roche-Bernard qui se dressait sur un éperon rocheux, de l’autre côté de la rivière, presque aussi large qu’un fleuve. Il attendit le bac, qu’il distinguait au loin, amarré sous la falaise qui avait donné son nom à la ville, et d’où partait une file de voyageurs qui venaient de traverser la Vilaine et qui grimpaient lentement ainsi qu’une colonne de fourmis noires le chemin blanc qui menait à la cité en surplomb.
Il s’était arrêté dans la ville haute, après avoir produit ses papiers aux gendarmes, et avait complété ses réserves avec du pain et du saucisson. Il avait calculé qu’il lui restait une quarantaine de kilomètres pour atteindre la Loire en aval de Nantes. Il redoutait de franchir les ponts de la grande ville. Des contrôles sévères avaient dû être mis en place. Passer en Vendée dans le territoire de Charette était soumis à un examen autrement plus fouillé que celui des gendarmes débonnaires à La Roche-Bernard. Il venait du Finistère où il avait été condamné à mort ! Les autorités avaient lancé contre lui des recherches frénétiques qui avaient bien failli réussir ; il ne fallait pas tenter le sort. Il gardait comme tant d’autres le souvenir des atrocités commises par ce mab gast de Carrier, lui-même guillotiné l’année précédente, et avait décidé de franchir le fleuve un peu plus bas, en abandonnant sa monture et en poursuivant à pied. Il pouvait rejoindre la Loire en soirée, s’il ne perdait pas de temps en route, en passant par Pontchâteau, à l’est de l’immense zone de marécages de la Grande Brière. Il prenait soin de son cheval, démontant régulièrement pour le reposer, lui permettant de brouter assez souvent dans la journée l’herbe des prés qu’il rencontrait, et le laissant boire au hasard des ruisseaux croisés. Les fermes, dans lesquelles il se reposait le soir, offraient en général du fourrage contre une honnête rétribution. Si bien que sa monture était en bonne santé et lui permettait de continuer son voyage sans souci.
Le matin de ce jour-là , il faisait encore froid, lorsqu’il s’éloigna de la ferme où il avait passé la nuit. Le gel couvrait la campagne d’une fine pellicule blanche, brillant d’un éclat aveuglant. Lorsqu’il avait quitté La Roche-Bernard, un soleil joyeux éclairait un ciel d’un bleu magnifique. Trois heures plus tard, la température avait bien remonté et ce voyage lui paraissait de plus en plus comme une promenade de santé. Le petit che-val alezan ne demandait qu’à se mettre au trot et secouait avec vivacité sa crinière. C’était l’un de ces doubles-bidets de Briec, rustiques, vigoureux et infatigables, aux boulets remarquables par l’abondance des crins, et qui ont une aptitude au trot accentuée par l’allonge de leur allure. Ces montures se contentaient de peu, autrement plus rentables pour le petit peuple que les pur-sang fragiles qui n’avaient d’intérêt que pour gagner une course ou parader entre beaux messieurs ; dans la vraie vie, les commerçants et les paysans recouraient aux bidets bretons pour le labeur quotidien. Les doubles-bidets, plus grands, étaient appréciés des soldats et des gendarmes ; l’alezan était la monture de l’un de ces derniers avant d’être volé par les chouans.
Sans avoir poussé son cheval, Kerstrat arriva, en début de soirée, à proximité de la Loire. Il se trouvait dans une zone de marais à proximité de Montoir. Les gens qu’il avait croisés le regardaient avec une grande méfiance. Finalement, ce fut une servante, dans un estaminet, qui lui donna l’explication de cette attitude. Il apprit que les restes de la grande armée des Vendéens avaient été acculés dans la région par les bleus et que de très grands massacres en avaient été faits dans la région des marais. Il remonta alors un peu plus à l’est et finit par arriver au village de Cordemais. Il s’arrêta une nouvelle fois dans une petite cordonnerie près de la massive église, au clocher bas et trapu, et demanda où l’on pouvait traverser la Loire. Le cordonnier lui conseilla de suivre le chemin sur un quart de lieue. Le chemin repartait ensuite vers Saint-Étienne-de-Montluc. Il rencontrerait une auberge tout près du fleuve. Le passeur y habitait et sa femme en était l’hôtesse. Son interlocuteur ajouta alors à mi-voix que la traversée était normalement interdite, car l’autre rive était celle des brigands de Charette, même si les républicains niaient farouchement qu’il en fût ainsi. Des barques républicaines parcouraient le fleuve jusqu’à l’embouchure pour contrôler la navigation. Le passeur pratiquait maintenant la pêche et transportait des marchandises.
Le chemin indiqué était aisé. Il faisait très beau et la campagne plate plaisait bien à sa monture qui lorgnait les prés voisins de la route. Le chevalier démonta après quelques centaines de mètres et, ôtant le mors de sa bouche, il laissa son cheval errer librement dans la pâture ensoleillée après avoir détaché son sac qu’il jeta sur son épaule. Il ouvrit sa redingote, car il avait chaud en marchant d’un bon pas vers l’auberge proche, et il se sentait bien aise de se trouver aussi près du grand fleuve. Il envisageait de négocier la nuit dans l’auberge et la traversée de la Loire le lendemain matin. Il vit un peu plus loin, dans le prolongement du chemin rectiligne, un corps de bâtiments qui devait correspondre à l’auberge. Cela lui fit hâter le pas avec l’espoir de boire un pichet de vin de Loire.
Mais, en approchant, il fut surpris d’entendre des cris qui émanaient de l’auberge. Il se mit à courir en reconnaissant une voix de femme qui semblait empreinte de terreur. Plus il approchait, plus il se persuadait qu’un drame était en train de se jouer dans cette bâtisse isolée. Tout en courant, il ouvrit son sac et se saisit de son poignard, qu’il dégagea de son étui, ainsi que de son pistolet. Il savait qu’une balle y était disposée sous la bourre ainsi qu’une charge, mais craignait que l’amorce ne fût plus très efficace. Il n’avait plus le temps de revoir son chargement. Les cris stridents ne lui laissèrent aucun doute sur l’urgence d’une intervention. L’auberge était une construction basse, couverte de chaume. De petites fenêtres donnaient sur la cour et une porte était ouverte. C’est par cette porte que lui parvenaient les cris, beaucoup plus perceptibles maintenant qu’il n’en était plus qu’à une dizaine de mètres. Il ralentit son allure pour ne pas faire de bruit et s’arrêta un bref instant à l’entrée. Un coup d’œil lui expliqua tout.
Sur la grande table, une femme était allongée, jupes remontées, sous un soldat républicain, les jambes écartées gigotant désespérément. L’homme lui tournait le dos à moitié. Un autre soldat tenait la femme par les poignets, de l’autre côté. Pendant qu’elle hurlait « à l’aide ! Au secours ! Pitié ! » en se débattant, ils riaient et s’encourageaient. Kerstrat entra brusquement dans la pièce. Il leva le poignard et le plongea dans les reins du violeur à moitié couché sur sa victime. Celui-ci arqua le dos en jetant un long hurlement pendant que Kerstrat, qui avait arraché son arme, la plongeait à nouveau plus haut, entre l’omoplate et la colonne vertébrale. Il sentit qu’il touchait une côte, mais l’arme glissa et pénétra plus profondément. Le hurlement s’arrêta d’un coup et le violeur s’effondra, inerte, sur la table. Sa proie avait été lâchée par le complice, interdit, et elle avait réussi à glisser de côté en prenant appui sur l’un de ses bras, échappant à l’emprise de son violeur maintenant affalé, la tête contre la table sur laquelle s’élargissait une mare de sang. D’un coup de reins elle s’était redressée et se tenait debout, hagarde et muette, les jupes encore à moitié retroussées. Le complice ne s’occupait plus d’elle. Il s’était saisi de son fusil prolongé de la baïonnette à douille et, immobile, il regardait fixement l’étranger qui avait poignardé son compagnon, et qui avait toujours la dague à la main droite, pendant que sa main gauche braquait vers lui un pistolet armé. Le seul bruit qu’on entendait maintenant dans la grande salle sombre était celui des brasillements du feu qui brûlait doucement dans l’âtre. Depuis son entrée dans la salle, Kerstrat sentait le sang battre avec force dans ses veines qui charriaient aussi une colère rouge, et il était tendu vers son ennemi en cherchant l’ouverture pour lui plonger la dague dans le ventre. Soudain la femme, qui devait avoir une trentaine d’années, bien en chair, mais désirable, fit quelques pas rapides et gagna l’un des murs, à proximité de la cheminée, où elle s’immobilisa, les mains plaquées de chaque côté contre le mur. Le soldat jeta un coup d’œil rapide vers elle puis son regard revint vers l’étranger, silencieux et menaçant. Il pointa sa main gauche vers le mort :
— Tu as eu tort de tuer mon camarade ! Si tu veux, on peut encore se partager l’aubergiste ! Et j’ai des pièces d’or ! J’ai pris les écus des brigands vendéens ! Tu en veux ?
Sa voix était enrouée et un peu chevrotante. Il suait la peur. Kerstrat ne répondit rien et se contenta de garder son regard fixe et luisant sur le bleu sans le moindre geste, le poignard sanglant pointé comme un dard, et le canon du pistolet fixant de son œil noir le soldat qui regardait avec appréhension le faciès crispé et menaçant de l’inconnu. Le bleu ne se rendait pas compte que la femme s’était glissée dans son dos vers la che-minée où elle avait saisi sans le moindre bruit la broche à rôtir. Ses galoches, tombées quand elle avait été jetée sur la table, gisaient par terre sous le jeune homme, et elle était pieds nus. Elle avançait lentement et silencieusement, les yeux exorbités fixés dans le dos du bleu, en brandissant la lame pointue du tournebroche et en montrant les dents dans un rictus féroce. Kerstrat, les yeux plantés dans ceux du bleu, fit bouger doucement sa main droite armée de la dague, en souriant au bleu, afin de détourner l’attention du soldat de la femme qui approchait, les yeux fous et la bouche ouverte.
Soudain elle se jeta sur son tortionnaire et lui planta à deux mains la broche dans le dos en poussant un cri strident, auquel répondit celui de l’homme, qui lâcha son fusil et battit l’air de ses mains.
Kerstrat lâcha le pistolet, sauta par-dessus la table en prenant appui sur sa main libre et se retrouva devant le soldat. Il lui plongea aussitôt de bas en haut sa dague dans la poitrine. L’autre s’effondra comme une poupée de son et ne bougea plus. Une mare du sang qui coulait de sa bouche s’étala autour de lui. La femme tremblait convulsive-ment et pleurait à grand bruit, les mains croisées devant sa bouche. Kerstrat ne s’occupa plus d’elle, car il lui restait des choses à faire. Il ressortit, réfléchit un peu et retourna dans le pré où son bidet l’attendait placidement. Il se mit en selle et revint vers l’auberge. Il attacha les rênes à un anneau. Il chercha alors la porte d’une écurie dans laquelle il pénétra. Il y trouva ce qu’il espérait, deux longes en forte corde accrochées à un clou. Il les prit et, sortant sur la cour, les déposa sur le dos du cheval. Il entra à nou-veau dans la grande salle et, saisissant le cadavre du premier soldat par les poignets, il le tira à l’extérieur. Son cheval tourna la tête vers eux et hennit en encensant, puis il commença à danser nerveusement en sentant le sang.
— Calme, mon bon, calme ! dit-il doucement.
Il déposa le cadavre et alla vers son cheval, tout en lui parlant et en le caressant. L’animal finit pas se calmer. Il revint alors vers le mort dont il attacha les mains à l’extrémité d’une longe qu’il fixa ensuite au troussequin de la selle, de façon à ce que le corps soit derrière le cheval. Il retourna dans l’auberge et tira de la même façon le second cadavre, après l’avoir délesté des louis d’or volés aux Vendéens. La femme s’était réajustée pendant son absence et elle ne criait plus. Elle tremblait encore et des larmes coulaient de ses yeux. Il l’invita à l’accompagner, pour lui montrer où il pouvait trouver la Loire. Elle le suivit sans répondre en s’essuyant les yeux. Il attacha le second soldat de la même façon que son compagnon, puis il se tourna vers la femme et lui dit de mar-cher devant. Il flatta encore le cheval en lui parlant puis il saisit le licou et fit avancer la bête derrière la femme qui prit la direction d’un sentier. Les souliers des morts traînaient sur le sol de la cour en raclant les cailloux. Lorsqu’ils eurent atteint le sentier herbu, ils ne firent plus de bruit. Les arbres disparurent et un paysage de roselières, bruissant dans la brise, succéda au bocage. L’air froid devenait plus vif, et le vent sentait la vase. Des canards, petites sarcelles et colverts, s’enlevèrent en protestant bruyamment à l’approche du convoi macabre. Un peu plus loin, Jean de Kerstrat découvrit l’immense nappe gris-argent de la Loire qui coulait rapidement vers son embouchure. Il demanda alors à la femme s’il se trouvait une barque à proximité. Elle tourna la tête vers lui et, le visage figé, répondit : « oui », en tendant la main vers le fleuve.
— Alors, emmenez-nous vers la barque ! lui demanda-t-il doucement, en lui souriant.
Un sourire palpita à son tour un bref instant sur les lèvres de l’aubergiste, puis elle se détourna et reprit son chemin vers le fleuve. Ils arrivèrent enfin au bord de l’eau qui courait, rapide, devant eux.
— Il ne faut pas qu’on les trouve près de chez vous, expliqua-t-il. On va les jeter à l’eau un peu plus loin, mais il vaut mieux gagner le milieu du fleuve pour qu’ils soient entraînés vers l’aval.
Elle acquiesça de la tête et lui montra une petite barque attachée à un arbuste, l’avant échoué dans la vase, et dont la poupe dansait doucement sur les vaguelettes.
— Je vais ramer, dit-elle d’une douce voix de contralto. J’ai plus l’habitude que vous.
Il sourit, puis rit franchement, déclenchant le rire de la femme.
— Je n’en doute pas ! Je risquerais de me retrouver planté dans l’une de ces roselières, voire dérivant en mer !
— La mer est encore loin, protesta-t-elle avec un petit sourire. Merci, monsieur, finit-elle dans un murmure.
Il agita la main pour lui dire de ne pas continuer puis il détacha successivement les deux cadavres et les hissa à l’arrière de la barque, laissant, pour chacun, une jambe pendre à l’extérieur.
Il expliqua :
— On ne va pas s’embarrasser de les lester. Arrivés plus au large, je les pousse un peu et ils basculent par-dessus bord. Ils vont flotter à moitié sous l’eau et le courant va les entraîner vers l’aval. Bon voyage vers l’enfer !
Elle hocha la tête sans rien dire, mais il avait vu les larmes qui recommençaient à couler.
— Embarquez ! lui dit-il. J’ai détaché l’amarre et je tiens l’étrave.
Quand elle se fut assise au banc de nage, il donna une forte poussée au bateau qui cula dans le petit canal conduisant au fleuve, et flotta alors librement. Il avait sauté dedans. Il enjamba le banc en s’appuyant à l’épaule de la femme qui tressaillit. Mais il était déjà rendu de l’autre côté, entre les deux corps, et s’était assis à l’arrière. Il regardait la femme. Elle avait un visage carré à la carnation claire, adouci par un petit bonnet blanc fixé sous le menton. Elle saisit l’un des avirons et, se mettant debout, poussa dessus pour déhaler le canot en dehors des roseaux, vers le fleuve. Là , le courant prit le bateau dans son étreinte immense, mais la femme, qui avait repris sa place, tira sur les avirons et profita d’un contre-courant au ras des roseaux pour remonter lentement de deux cents mètres vers l’amont. Là , après avoir longuement regardé vers l’amont puis vers l’aval, elle pointa l’avant vers le milieu du fleuve et à grands coups de pelles elle mena le léger bateau vers le mitan du lit. Le vent d’ouest avait fraîchi et leur sifflait aux oreilles. À un moment, elle cria à Kerstrat :
— Vous pouvez les jeter à l’eau ! La veine du courant devrait les emmener au moins jusqu’à Paimbœuf, à trois lieues d’ici, et même jusqu’à la mer, si la mer veut de ces démons ! ajouta-t-elle en crachant dans le fleuve.
Le premier corps bascula en laissant une large trace sanglante sur le plat-bord de la barque, et se mit à dériver, flottant entre deux eaux. Le second demanda un peu plus d’efforts, mais il suivit finalement son compagnon. Plusieurs goélands les survolèrent en poussant leurs cris rauques puis se posèrent sur l’eau, derrière eux. Ils avaient repéré les cadavres à la dérive. Le chevalier prit de l’eau au creux de ses mains et arrosa à plu-sieurs reprises le plat-bord pour le laver du sang laissé par les corps. La jeune femme manœuvra le bateau et pointa son avant vers le clocher de Cordemais. Le canot était maintenant plus léger et elle eut vite fait de rejoindre les roselières du bord, bien en aval de son point de départ. Là , elle retrouva le contre-courant dont elle avait joué en par-tant, sans doute dû au mouvement de la marée, pensa Kerstrat. Mais il ne voulait pas obliger la femme à parler. Il devinait qu’elle était inquiète à la façon dont elle tournait souvent la tête d’un côté et de l’autre. Bientôt, elle retrouva le petit canal entre les roseaux qui lui permit d’échouer le canot près de l’arbuste au tronc duquel elle l’amarra prestement de deux demi-clefs à capeler assurées d’un nœud supplémentaire. Ils reprirent en silence le chemin vers l’auberge.
— Vous passiez par hasard, monsieur ? demanda-t-elle en le regardant de ses yeux bleus.
— Je cherchais le passeur, répondit-il.
— Mon pauvre monsieur, le passeur ne passe plus grand-chose avec les événements, s’anima la femme. C’est mon époux. Il sort encore avec son fûtreau, mais c’est pour pêcher et quelquefois pour transporter des marchandises sur cette rive, uniquement. Les Nantais manquent cruellement d’approvisionnement et on voit mon mari arriver avec plaisir au quai de La Fosse. Les autorités patrouillent sur la Loire et gare à ceux qui voudraient pactiser avec les brigands du Haut-Poitou, sur l’autre rive, et les paydrets, les hommes de Charette !
— Les paydrets ?
— Ce sont les « pays d’Retz », gens du pays de Retz dont la grande ville se trouve un peu plus haut, Rezé. Et pourquoi traverser ?
Il se tourna vers elle et plongea ses yeux marron dans les yeux bleus de l’aubergiste.
— À vous, je vais le dire : parce que je suis un chouan et que je veux rejoindre Charette.
— Après coup, j’avais bien pensé à quelque chose comme ça. Dame, tout le monde n’a pas un grand poignard comme le vôtre ainsi qu’un pistolet !
Il sourit et demanda :
— C’est quoi, un fûtreau ?
— Une petite gabare, un chaland. Notre fûtreau est long de cinq toises et dispose d’une cabane à l’arrière. Mon mari peut dresser un mât pour hisser une voile carrée quand il veut remonter vers Angers, lorsque soufflent les habituels vents d’ouest. Mais par les temps qui courent, il n’en a plus guère l’occasion. Les autorités nous font trop de misères.
— Et vous croyez qu’il ne pourrait pas traverser ici ? La Loire fait combien en largeur ? Cinq cents mètres ?
— Oh ! Pas loin de quatre cents brasses. Je ne connais point trop vos mètres. Mon mari est un ancien marin et il parle plutôt de trois encablures. Mais la Loire – elle prononçait Louère – est ici très large, et un peu plus loin étroite.
— Je vois, répondit brièvement Kerstrat.
Après un instant il reprit :
— Il n’est pas question de transporter mon cheval. Vous avez gagné tout à l’heure le milieu du fleuve ?
— Non. Nous nous sommes écartés d’une encablure seulement.
— Nous n’avons pas vu ces bateaux patrouilleurs, je crois. Je vous observais ; vous étiez soucieuse et vous regardiez tout le temps de chaque côté. Eh bien, lorsque la nuit tombe, ne serait-il pas possible de traverser tout le fleuve et de me déposer ? Ni vu, ni connu.
— Vous savez, monsieur, cela ne dépend pas de moi. Il faudra poser la question à mon mari. Je ne connais pas bien l’autre rive, et traverser de nuit n’est pas facile.
— Vous avez raison. Je demanderai à votre mari.
Ils entrèrent dans l’auberge et la femme lui proposa un pichet de muscadet, qu’il accepta avec plaisir. Le vin était sec et fruité et il en but deux verres. Il prenait conscience que sa gorge était sèche et qu’il avait très soif. Il demanda s’il pouvait rentrer son cheval dans l’écurie puis, sur une réponse positive, il sortit et s’occupa de sa monture.