Dragons en Algérie
Chapitre 1 | Chapitre 3 | Chapitre 4 | Chapitre 5 | Chapitre 6 | Chapitre 7 | Chapitre 8 | Chapitre 9
Préambule
La guerre d'Algérie est finie depuis le 19 mars 1962 et la signature des accords d'Évian. Elle a suscité bien des ouvrages, tant d'Histoire que de romans plus ou moins autobiographiques. J'ai été "appelé" moi aussi à accomplir mon service militaire il y a 55 ans dans ce lointain pays. J'ai enfoui mes souvenirs depuis mon retour sans tellement les partager. On ne peut le faire qu'avec ceux qui ont vécu cette expérience. Les autres ne comprennent pas : vous êtes allés là -bas défendre les colons racistes et leurs intérêts ? Ou encore la rengaine : vous avez torturé ces pauvres résistants ? Je ne peux pas dire cependant que cette période ait été pour moi un très mauvais souvenir. Je suis arrivé à Marseille le 22 mars 1962 pour embarquer à destination d'Oran. Des tirs saluèrent notre arrivée dans la ville d'Oran, qui étaient le fait de l'OAS.
Pendant les douze mois que je restai là -bas - ma permission libérable date du 28 mars 63 - j'ai d'abord été versé dans un peloton d'élèves sous-off, avec un lieutenant polytechnicien qui nous a fait bien courir sur la hamada et dans le djebel. En six semaines j'ai maigri de six kilos ; et je n'étais pas gros au départ ! Je me suis retrouvé ensuite à Meridja, à peu de distance de la frontière marocaine. Patrouilles. Mines. Le cessez-le-feu était signé mais cela ne voulait pas dire qu'il était effectif. 535 soldats français moururent là -bas, après le cessez-le-feu, pendant les deux années qui séparèrent les accords d'Evian du rapatriement.
L'escadron a dû enfin laisser le fort à l'ALN, l'Armée de Libération Nationale, émanation du FLN ; ou plus simplement notre ennemi d'hier. Nous sommes retournés au casernement de notre régiment, à Kenadsa, au Ksar Djedid, au sud de la ville. Enfin j'ai posé ma candidature pour travailler à l'escadron de Commandement et des Services, à l'Approvisionnement. L'escadron était caserné à la limite est de la ville dans le quartier de Porigny. J'avais été nommé sous-officier. C'est là que j'ai achevé mon temps de service militaire en tant qu'appelé.
Ce préambule autobiographique pour expliquer que je connais ce magnifique pays aux paysages âpres et somptueux, en particulier le désert, le reg et le grand Erg occidental. J'ai eu de bons rapports avec les harkis qui vivaient avec nous. Ce sont eux qui voyaient la mort invisible, la mine dissimulée sur la piste et qui aurait pu détruire le camion Dodge 6x6 ainsi que tuer tous ses occupants. A Kenadsa j'ai eu des rapports épisodiques corrects avec les gens du pays de souche algérienne. J'ai connu aussi des pieds-noirs avec lesquels nous travaillions à Bechar et qui vendaient une partie du ravitaillement pour les mille bonshommes que le régiment nourrissait. Je n'ai pas eu à me plaindre de ces relations. Ce roman n'est cependant pas autobiographique. L'histoire que je raconte emprunte son inspiration à diverses sources. Je souhaite offrir seulement une peinture aussi fidèle que possible de la guerre d'Algérie vue, bien entendu, à ma hauteur, celle d'un appelé du contingent. Je n'ai aucune prétention à faire œuvre d'historien. Je laisse cette délicate mission à des spécialistes.
Toute guerre est horrible. Toute guerre est un enfer. Mais lorsqu'un peuple se déchire lui-même, la guerre gagne encore - s'il est possible - en férocité. Le FLN voulait faire basculer la population derrière lui. Pour ce faire, il l'a terrorisée. Il a abattu physiquement son concurrent, le MNA (Mouvement National Algérien) de Messali Hadj, en France et en Algérie. Les nombreux Algériens travaillant en France étaient obligés de verser clandestinement l'impôt révolutionnaire au MNA. Le FLN décida donc d'éliminer le concurrent pour prendre sa place. Puis les colonels de l'Armée de Libération Nationale à l'abri hors des frontières algériennes construisirent une armée importante et disposant d'un armement conséquent, armée qui resta hors du champ de bataille. Ils abandonnèrent quasiment les maquisards qui se battaient en Algérie dans les djebels contre nous avec peu de moyens. Lorsque la paix fut signée, ces colonels utilisèrent ces forces à leur dévotion pour prendre le pouvoir. Larbi Ben M'Hidi, le colonel Lotfi en Oranie, Si Azzedine dans la wilaya IV et quelques autres n'appartiennent pas à ces opportunistes. Ils furent de valeureux combattants. Voilà pour le volet algéro-algérien.
Mais il fallait aussi creuser le fossé entre les Européens et la population de souche algérienne, ne pas laisser les officiers SAS (Sections Administratives Spécialisées) poursuivre leur travail de développement et de soins aux populations. Ces officiers furent pour certains éliminés physiquement. Les moudjahidines qui tuaient des soldats français dans une embuscade avaient parfois l'ordre de les émasculer et de placer le sexe dans la bouche des victimes. Cette atrocité déclenchait un désir mimétique, comme a dit René Girard, qui poussait les soldats français à se venger sur la population civile demeurant à proximité du lieu de l'embuscade. L'armée devenait donc aux yeux des autochtones aussi redoutable que les moudjahidines et les civils basculaient alors du côté du FLN.
Chapitre 1 - L’Akfadou
Là -haut, tout là -haut, se dressent les hauts sommets de la Kabylie dentelés de blanc. Les crêtes neigeuses mordent le bleu pâle du ciel. Entre ces énormes murailles, les aigles et les gypaètes barbus (grands vautours), presque invisibles dans les airs, tournent inlassablement, portés par les courants ascendants. Les immenses forêts de chênes verts, les suberaies [forêts] de chênes-lièges, les bois ténébreux de houx, les érables innombrables abandonnant sur le sol un tapis de doubles fruits ailés, s’enracinent à la suite des champs et des prés et escaladent les pentes des djebels. Plus haut, les bois noirs des résineux prennent la relève, et ce sont des peuplements de pins à l’odeur boisée, de cèdres au doux parfum, d’ifs et de pins blancs à la fragrance balsamique et puissante, entêtante comme l’odeur de la térébenthine, qui s’élancent vers les sommets aigus comme les lames vertes de la Méditerranée montant à l’assaut des falaises littorales. Tout un peuple innocent et sauvage habite en paix les forêts : singes magots, mangoustes agiles, porcs-épics, chacals hurleurs, les prolifiques compagnies de sangliers et les lapins creusant sans trêve d’innombrables terriers, surveillés par la buse féroce.
En bas, tout en bas, dans la profondeur de l’humus du sol, des hommes avaient creusé des fosses pour y tenir captifs leurs prisonniers. L’immense et splendide forêt de l’Akfadou, entre petite et grande Kabylie, a toujours été le refuge de bandits d’honneur. Mais depuis le début de la guerre d’indépendance, elle abritait la bande du colonel Amirouche, chef de la troisième wilaya.
Une jolie et jeune Algérienne âgée de dix-huit ans, d’origine kabyle, Zohra Tadjer appelée Rosa par les Français, avait eu connaissance fin janvier 1958, dans le bureau du capitaine Léger auquel elle avait proposé ses services, d’une liste de combattants algériens, « retournés » par les services secrets de l’armée française. La liste se trouvait sur le bureau parmi d’autres papiers étalés avec une apparente insouciance. Mais on ne joue pas impunément à l’agent double et le capitaine Léger avait quelque doute sur la fiabilité de cette fille, sympathisante FLN arrêtée pour avoir confectionné un drapeau algérien, et qui se jetait si vite à sa tête. La liste qu’il avait délibérément laissé traîner sur son bureau, pendant qu’il partait téléphoner dans un bureau voisin n’avait aucune valeur, sinon celle de jeter le discrédit sur les Algérois qui avaient quitté la ville pour renforcer dans le maquis le mouvement de l’ALN, en laissant croire qu’ils étaient des agents des services spéciaux français. C’était leurs noms qui avaient été portés sur la liste, avec celui d’authentiques agents déjà repérés par la jeune femme qui s’était réclamée d’eux. Rosa avait mémorisé bon nombre de noms et était accourue vers le maquis pour mettre en garde ses camarades. Tizi-Ouzou n’est qu’à cent kilomètres d’Alger. Le capitaine Ahcène Mahiouz, second du colonel Amirouche, l’arrêta à son arrivée et l’emmena dans le repaire d’Amirouche. Il l’interrogea et finit par lui demander abruptement pourquoi elle se pavanait à Alger, au milieu du quartier de Maison-Carrée, dans la Peugeot 203 du capitaine français Léger, l’un des chefs des Services de renseignement. Celui-ci l’avait effectivement promenée dans sa 203 pour la compromettre. Elle répondit avec indignation qu’elle avait réussi à se procurer l’information en fréquentant, justement, cet officier. Comment croyait-il qu’elle avait eu accès à cette information capitale ?
Mais le capitaine Mahiouz, âgé de trente-cinq ans, avait été dans une vie antérieure un SS, que ses Kabyles surnommaient avec crainte « Eichmann ». Il ricana sans répondre, puis emmena avec ses sbires la belle Zohra, entravée, dans la forêt, la dénuda et la viola, puis la fit suspendre à une branche, les mains et les pieds attachés dans le dos, à une cinquantaine de centimètres du sol. Plusieurs dizaines de kilos de pierres sur le dos lestèrent ensuite son corps, faisant craquer ses os. Il fit allumer sous son ventre un objet très commun en Kabylie, un kanoun, sorte de brasero en terre cuite d’où montait une brûlante vapeur d’eau qui léchait l’abdomen de la suppliciée, pénétrait dans ses bronches et ses poumons qu’elle brûlait. Pendant des heures, il fit hisser puis baisser à nouveau le corps pantelant au-dessus du kanoun, se contentant de répéter un seul mot : « Inid ! », « parle », en kabyle.
Elle parla. Oh ! Elle parla ! Elle hurla continûment mais le bâillon étouffait ses cris. Personne ne résiste à un traitement pareil. Elle déversa un torrent de paroles, mélangeant tout, donnant tous les noms de la liste de Léger, mais dévida aussi les noms de ses amis et parents, avouant tout ce que voulait entendre son bourreau. Elle inventa des mots de passe imaginaires, des consignes, des réseaux d’espions à la solde des Français. Tout ce que son tortionnaire voulait, pour faire cesser l’horreur du supplice.
« Inid ! »
Le capitaine Léger était un soldat de carrière qui avait fait partie du Special Air Service [Unité anglaise créée pendant la seconde guerre mondiale en 1941. L'une des références mondiales en matière de forces spéciales et d'unité de contre-terrorisme]. Il avait combattu au Vietnam et y avait expérimenté la pertinence et le pouvoir de nuisance des outils d’intoxication de l’ennemi. Il était devenu un adepte convaincu du théoricien chinois Sun Tzu qui, dans l’Art de la guerre, écrivait deux mille cinq cents ans auparavant : « Toute guerre est fondée sur la tromperie. »
Lorsqu’il avait laissé traîner la liste truffée de noms de fellaghas, il espérait faire croire à ses adversaires, le FLN [Front de Libération Nationale algérienne] et son bras armé l’ALN [Armée de Libération Nationale algérienne], que les rangs de la révolution comportaient des dizaines de traîtres. Le piège fonctionna bien au-delà de ses espérances. Il n’avait pas un instant supposé que ces quelques « traîtres » engendreraient à leur tour d’autres « traîtres » et ainsi de suite pour en arriver à des milliers de morts innocents, exécutés par leurs frères d’armes.
Le colonel Aït Hamouda, dit Amirouche, était un révolutionnaire farouche, un pur, un intégriste. La reprise en main d’Alger en 1957 par le général Massu et ses dix mille paras avait provoqué une fuite de nombre d’intellectuels, étudiants, médecins, professeurs, qui avaient rejoint le maquis. Les Kabyles s’étaient instinctivement dirigés vers leur région natale. Ces femmes et ces hommes policés et courtois parlaient couramment français et n’avaient pas grand-chose de commun avec les maquisards chevronnés, des paysans solides et des gens du peuple, comme Amirouche et Ahcène Mahyouz. Ceux-ci observèrent que la liste de Léger comportait nombre de noms qu’ils retrouvaient parmi les nouveaux arrivés de l’Algérois.
Le soir, Mahiouz parla longuement avec le colonel Amirouche. La base des fellaghas était formée de trois grands baraquements, de longues cabanes faites en branchages, pour mieux les dissimuler au fond des bois. L’une servait indistinctement d’abri à la troupe et aux chefs, la seconde était l’entrepôt des vivres, des équipements et des munitions, la troisième faisait fonction de prison pour les Français capturés, qui pouvaient constituer une monnaie d’échange.
Le colonel devenait de plus en plus paranoïaque. Le FLN s’opposait aux messalistes du MNA [Mouvement National Algérien], les hommes de Messali Hadj, ainsi qu’au GPRA [Gouvernement Provisoire de la République Algérienne], confortablement installé en Tunisie mais qui prétendait avoir la haute main sur le FLN. Amirouche devait donc non seulement se battre contre l’armée française à un contre dix, mais aussi organiser des coups tordus pour compromettre ses coreligionnaires. Et voilà qu’un nouveau front s’ouvrait ! Une guerre des ombres ! Il jura violemment : « nâl dine oumouk...Ta mère ! »
La silhouette mince et nerveuse du colonel allait et venait devant le feu de camp. Le large Mahiouz marchait à son côté, silencieux et souple comme un ours. Il prit la parole pour proposer d’interroger à sa façon les hommes soupçonnés d’être des agents doubles après l’interrogatoire de la putain de Léger. Car, pour les deux officiers, toute femme qui n’était pas vierge était une putain à la solde des Français.
« Eichmann » reçut avec joie l’ordre d’interroger à fond les suspects. Il prenait plaisir à les torturer sadiquement avec sa méthode, qu’il avait appelée « l’hélicoptère ». Ses victimes finissaient habituellement égorgées et traînées sans cérémonie non loin de la zone d’interrogatoire pour être jetées au fond d’une fosse commune.
Les combattants novices qui étaient arrivés de la région d’Alger comprirent vite qu’ils étaient devenus la cible de Mahiouz. Une dizaine de ceux qui avaient été dénoncés par Zohra furent arrêtés et emprisonnés dans la troisième cabane. Un gardien se tenait en permanence dans l’entrée, accroupi auprès du feu. Un autre gardien patrouillait silencieusement autour de la prison, de temps à autre. Des choufs [Guetteurs] étaient postés à plusieurs centaines de mètres pour veiller à la sécurité des abords. Mahiouz entraînait un prisonnier dans les bois et revenait avec ses hommes de main plusieurs heures après. Mais le prisonnier ne revenait pas. Très vite la rumeur se répandit dans le camp que « Ahcène la torture », comme on le surnommait maintenant, faisait « parler » les suspects puis les égorgeait s’ils n’étaient pas déjà morts des suites de l’interrogatoire. Quand les hommes pouvaient parler loin des oreilles hostiles, ils avouaient leur incompréhension : des moudjahidines au-dessus de tout soupçon étaient dénoncés par des compagnons sous la torture, arrêtés et torturés à leur tour avant de mourir sous les coups, mais non sans avoir souvent livré au hasard les noms de plusieurs compagnons.
Les fellaghas apprirent très vite à se taire. Leurs camarades, pour se dédouaner, n’hésitaient plus à dénoncer ceux qui tenaient des conversations hostiles à Mahiouz et à la ligne politique suivie par le colonel. On disait encore que le colonel avait cherché à entraîner dans sa chasse aux traîtres les autres chefs de willayas mais qu’il n’avait pas été suivi. Le colonel Lotfi qui dirigeait la willaya V, l’Oranie, avait même refusé d’envoyer un observateur à la rencontre souhaitée par Amirouche.
Celui-ci reçut un jour une information considérée comme fiable : une colonne d’infanterie française devait faire mouvement dans les quatre jours et l’informateur donnait son itinéraire qui passait près de Tizi Ouzou, à une soixantaine de kilomètres de leur repaire. Amirouche, qui devait alors partir à la tête d’une autre katiba cantonnée un peu plus loin dans la forêt, pour accrocher un poste tenu sur un piton plus sud, décida d’envoyer sur la colonne une petite section. Il jugea intéressant de synchroniser les deux opérations en démarrant l’attaque du poste français environ une heure après l’embuscade de Tizi Ouzou. Les renforts en hélicoptère de l’armée française, appelés sur Tizi Ouzou par les officiers de la colonne fixée au sol par ses moudjahidines, lui laisseraient le loisir d’anéantir le poste isolé. L’ALN savait que l’armée française ne faisait pas trop confiance aux soldats appelés du contingent et n’hésitait pas à envoyer les hélicos au moindre accrochage.
Le capitaine Mahiouz qui devait prendre la tête de la section sur Tizi Wezzu, comme il appelait la ville de Tizi à la mode berbère, reçut l’instruction de faire beaucoup de bruit et de démonstrations puis de dégager très vite après avoir bien pétaradé sur les hauteurs de l’embuscade, sans attendre l’arrivée de renforts roumis ["Romains". Donc européens et chrétiens. Français dans cette occurrence]. La section fut pourvue en vivres, des dattes et des figues sèches, et en munitions. Elle partit d’abord vers l’ouest sous la conduite d’un guide, pour traverser les vastes espaces des forêts et des djebels. La moitié des maquisards était armée de fusils américains Garand, et l’autre moitié de pistolets mitrailleurs Sten. Ces armes ainsi que des radios avaient été livrées par l’armée française, dans le cadre de l’opération « Oiseau Bleu » censée armer un contre-maquis. En fait les services français avaient été magistralement manipulés par le FLN qui en faisait toujours des gorges chaudes plusieurs années après. Cette tradition fut pieusement respectée lorsque les maquisards goguenards saisirent leurs armes : « El hamdoulillah [Louange à Dieu] ! Choukrane, Merci. les Roumis [Romains, donc chrétiens, ici avec le sens de Français] ! »
Deux des djounoud (combattants), Boudjaoui Abid et Bahloul Abdallah, étaient des Algérois arrivés depuis six mois. Les citadins, versés dans la katiba (Compagnie). du colonel Amirouche, avaient dû très vite se plier au mode de vie des rudes fellaghas, fait de déplacements rapides à pied sur de longues distances, sous le soleil, la pluie ou la neige, avec peu de temps de repos. Les officiers montraient l’exemple. Le séjour dans la base de l’Akfadou, au milieu des bois, était de courte durée. La mission du moudjahid est de combattre les oppresseurs français, pas de se prélasser au campement. La vie y était d’ailleurs très spartiate. Le colonel avait été explicite au moment de leur arrivée :
« Vous devez être ici comme les sangliers de la forêt, des ombres parmi les ombres de l’Akfadou, vous ne devez pas casser de brindilles quand vous vous déplacez, et vous enterrerez vos excréments. »
Les douze djounoud avançaient vite sur les sentiers déserts de l’immense forêt de l’Akfadou remontant vers la direction du nord-ouest. Les hyènes rayées, les lièvres bruns et les chacals dorés dressaient parfois l’oreille au moment de leur passage, mais très vite ils reprenaient leurs activités habituelles sans plus s’occuper de ces nombreux bipèdes qui sentaient fort, faisaient du bruit mais avançaient tout droit comme une compagnie de sangliers.
Pendant une halte, Boudjaoui chuchota rapidement à Bahloul : « Un ami m’a dit avant le départ que ton nom a été livré hier à ‘Eichmann’. »
Ils ne purent poursuivre la conversation car un autre maquisard s’approchait. Bahloul avait la gorge serrée. Il savait ce que cela signifiait : à leur retour, il serait entraîné dans la forêt et il connaissait comme tous les autres hommes l’horrible traitement de « l’hélicoptère ». Il sentait maintenant les yeux vides de Mahiouz se poser sur lui, mais il n’osa pas affronter le regard du capitaine qui fit enfin un geste du bras pour signifier le départ.
Ils avaient atteint leur objectif ! Ils avaient mis en place l’embuscade à quinze kilomètres à l’est de Tizi Wezzu dans les virages d’Iguil Guefri, sur la petite route qui mène à Souk El Larbaâ des Beni Rathen, un très antique village transformé en fort par les Français, le Fort-Napoléon. Ils avaient stoppé le convoi, descendu quelques soldats et mis le feu à plusieurs camions GMC, puis décroché rapidement selon les ordres sans avoir perdu un bonhomme. Quelle joie ! Mais le capitaine avait brutalement arrêté leurs bourrades dans le dos et ordonné de cavaler. Les hélicoptères n’allaient pas tarder à rappliquer et ils risquaient de constituer un gibier de choix pour les mitrailleuses. « Bande d’abrutis ! » hurla-t-il pour conclure. Ils trottèrent, ruisselants de sueur, vers l’est, escaladant un djebel pour redescendre vers Aït Mansour, puis grimper à nouveau au flanc du djebel. Ce n’est que là , dans les bois vides, que le capitaine ordonna de stopper et de prendre le temps de souffler. « On va passer la nuit ici et repartir demain dès l’aube vers notre cantonnement. Allez remplir les gourdes à la source qu’on a vue en arrivant, et installez-vous pour la nuit. Je vais désigner un tour de garde. »
Mais Bahloul Abdallah, qui avait été le chouf de minuit à une heure abandonna discrètement le commando après sa relève et rejoignit dans la nuit la gare de Tizi Ouzou. La terreur lui donnait des ailes. Il dissimula et abandonna son pistolet mitrailleur et ses munitions, vola à la fin de la nuit un bleu de travail, dans un hangar de la gare déserte, et monta dans un wagon stationné sur une voie, rempli de marchandises à destination d’Alger. Il n’avait aucune envie de se retrouver dans la forêt d’Akfadou face à « Ahcène la torture » pour jouer avec lui à l’hélicoptère.
Il était si effrayé que, arrivé à Alger, il se précipita chez sa famille, bredouilla qu’il était poursuivi par ses camarades moudjahidines et qu’il devait fuir très loin. Il repartit deux heures après, lavé et rasé, muni de sa carte d’identité et d’un petit pécule que son père, commerçant dans la Casbah, lui avait donné, avec des vêtements propres et une petite valise. Il refusa de dire où il partait et embrassa les siens. Il rejoignit la gare et descendit à Oran après cinq heures de voyage. Il avait été insensible à la beauté des paysages, seulement isolé en lui-même, absorbé dans une réflexion fiévreuse qu’il poursuivit dans la petite chambre d’hôtel où il passa la nuit.
Le lendemain, on lui proposa de rejoindre par le train d’Alger la ville de Perrégaux, à quatre-vingts kilomètres d’Oran, pour y emprunter la seule ligne qui menait à Saïda ; le patron de l’hôtel lui dit qu’il devrait être patient car c’était un train très ancien à voie étroite, qui roulait à petite vitesse. Il lui conseilla de prendre à Oran l’Inox plutôt que le train surnommé « La rafale », beaucoup plus lent encore et qui était très utilisé par les militaires français qui faisaient étape à mi-parcours, à Ain-Sefra. Bahloul le remercia pour ses informations. Il n’avait pas dit par prudence qu’il voulait rejoindre le Sud et il avait seulement parlé de parents habitant à Saïda, distant de cent cinquante kilomètres. Mais il avait étudié la carte et il trouvait qu’il valait mieux mettre la plus grande distance possible entre lui et ses anciens camarades. Les sept cents kilomètres entre Oran et Béchar lui convenaient beaucoup mieux. Il n’avait pas oublié la rumeur qui courait dans son ancienne katiba, selon laquelle Lotfi, le chef de la cinquième willaya, l’Oranie, était en désaccord avec le colonel Amirouche. Il pouvait donc espérer être oublié dans cette immense région, presque aussi grande que la France, et autant mettre toutes les chances de son côté en se réfugiant le plus loin possible.
Bahloul monta à Oran dans le train « Inox », en fait les wagons étaient en bois peint en blanc brillant. Ce convoi permettait de se rendre très loin dans le Sud, à Colomb Béchar, et même un peu après, dans la ville minière de Kenadsa. C’était le milieu de l’après-midi. Le train roulait toute la nuit et arrivait en début de matinée à Béchar. Il regarda d’un œil distrait le paysage fertile des plaines au départ, qui laissèrent place aux monts de Tlemcen. La nuit tomba rapidement et c’est sous la lune qu’il distingua, après Saïda, les paysages désertiques des chotts [étendue d'eau permanente, ici entre Mecheria et Saïda, soumise à une forte évaporation qui dépose les sels] et des hauts plateaux où poussait l’alfa. Le train s’arrêta au Kreidler puis repartit. Là , il sombra dans le sommeil. Il ne vit pas Mecheria et ne fut réveillé que par l’arrêt en gare d’Aïn Sefra. Le train repartit et il perçut vaguement par la fenêtre un océan de sable argenté par la lune auquel succédèrent bientôt de hautes montagnes. Un autre voyageur lui dit à voix basse, pour ne pas réveiller le reste du compartiment, que le train allait gravir les monts des Ksour. Il remercia et calcula qu’il avait franchi les deux tiers du trajet. Il se rendormit avec satisfaction.
Le colonel Amirouche était très satisfait. Son attaque du petit fortin sur le piton avait pris par surprise le poste français qu’il avait investi en abattant huit défenseurs. Il envisagea un instant d’emmener les deux prisonniers mais la route jusqu’à la forêt d’Akfadou était longue et il devait faire un crochet pour punir le bachagha Mouheb, de Tifrit N’ait Ou Malek. Il sortit son pistolet et l’arma, puis exécuta les deux survivants terrorisés. Il donna l’ordre de faire aux dix cadavres le sourire kabyle, de les émasculer et de mettre leur sexe dans la bouche. Il surprit la grimace dégoûtée de Boudjaoui et l’appela devant tout le groupe pour lui expliquer patiemment :
— Ne crois pas que cela m’amuse. Tu me sembles n’avoir pas bien compris dans quelle guerre nous sommes engagés. C’est une guerre révolutionnaire. Aujourd’hui, dix pour cent de la population sont derrière nous, dix pour cent sont contre nous et font confiance à nos colonisateurs, à nos maîtres. Mais il reste quatre-vingts pour cent qui hésitent entre les deux options du choix. Alors, nous devons les aider à choisir. Nous devons dresser la population hésitante contre l’armée française. Comment crois-tu que les Français vont réagir en trouvant les morts avec la gorge béante et le sexe dans la bouche ? Hein ? Réponds !
— Ils vont être furieux.
— Et… ?
— Et ils vont vouloir se venger.
— Juste ! Mais nous aurons disparu. Donc ils vont exercer leur rage sur les douars voisins dont les habitants vont passer pour nos complices. Et toute la région va basculer de notre bord ! Al hamdoulillah 'ala kouli hal ! Louange à Allah quoi qu’il en soit.
Boudjaoui hocha la tête et un murmure général acquiesça aussi.
« Et maintenant nous allons rendre visite à un vieil homme qui, lui, est un collaborateur, un complice des Français. Il a combattu pendant leur guerre de 39-45 dans les rangs des Français et ils lui ont octroyé la Légion d’honneur. Tout ça serait de l’histoire ancienne, mais ce vieux débris est aussi un bachagha, un notable, et il monte la tête des habitants du pays contre les sales fellagha ! Il a créé des groupes d’auto-défense rurale dirigés contre l’ALN ! »
Un grondement sourd desdjounoud répondit au colonel.
« Exactement ! Nous pensons la même chose. Il faut que la population se retrouve derrière nous et non derrière un collabo. Nous devons faire un exemple. Mort aux traîtres ! Allez, en route pour le douar Idjeur. »
Chapitre deux — Besançon
Julien Queniau avait vingt ans comme ses camarades de chambrée. Tous avaient reçu leur feuille de route pour Besançon où ils avaient rejoint le 6e régiment de Dragons, « La Reine Dragons », comme le proclamait orgueilleusement leur « pucelle », cet insigne métallique ovale à fond écarlate et champ de lys héraldiques dorés, avec un grand 6 au centre, surmonté de la couronne royale, insigne qu’ils portaient avec une secrète fierté sur la poitrine. Ils arrivaient de toutes les régions de France, et étaient issus de toutes les couches sociales. Mais après le premier mois de caserne, pendant lequel ils avaient été soumis par leur encadrement au régime accéléré de conditionnement militaire, cheveux tondus, treillis uniforme, déplacements au pas de course, parcours du combattant sous les hurlements des sous-officiers et brigadiers, escalade du mur toujours trop haut ou passage sous les barbelés à plat ventre dans la boue, maniement d’armes, prise d’armes et défilé en ordre serré, tir au fusil dans le stand tout proche, démontage et nettoyage incessant du fusil MAS 36, crapahut [progression en terrain accidenté (argot militaire)] dans la paisible campagne, un esprit de corps s’était bizarrement formé et maintenant ils se considéraient tous de la même famille. Ils appartenaient au peloton Aubreuil, formé d’élèves-brigadiers ; certains seraient tireurs sur char, d’autres conducteurs des chars M24.
Au bout de six semaines, ils eurent le droit de « poser » une permission de sortie pour l’après-midi du dimanche, mais le sous-officier du poste de garde prit un plaisir sadique à examiner chacun sous toutes les coutures et à refuser la sortie au prétexte que le pli du pantalon n’était pas convenable, « nickel » selon son propre terme, ou pour toute autre dérisoire raison. On consola les recalés – plus de la moitié des candidats – en leur disant que cela faisait partie des rites d’intronisation des bleus au régiment : la prochaine fois, le chef de poste les laisserait sortir sans tant barguigner.
Les heureux élus revinrent désenchantés. Ils avaient remonté le cœur en fête la rue de Dole vers l’est et le centre-ville, et rejoint le quai Picard qui bordait la rivière. D’innombrables boutiques et bistrots brillamment éclairés attiraient irrésistiblement les regards des pauvres jeunes gens sevrés depuis un mois de tout ce qui faisait avant leur quotidien : la rumeur de la ville, les groupes de badauds lancés dans des conversations animées, ceux qui faisaient du lèche-vitrine, les jolies femmes qui paradaient et se laissaient complaisamment admirer. Ils s’étaient engagés le long du Doubs canalisé dans un corset de pierre puis dans les rues principales, parcourues sans arrêt par une Jeep chargée de types de la Police Militaire qui scrutaient soupçonneusement les pauvres bidasses en tenue de sortie. Si l’un d’eux, tout heureux de cette plongée dans la vie normale, avec des jolies filles à déshabiller du regard déambulant un peu partout, baissait un peu sa garde et perdait de vue la Jeep qui avançait silencieusement au ralenti, il était aussitôt repéré par l’Argus aux cent yeux, sévèrement convoqué à la Jeep et prié de présenter ses papiers. « On ne vous a pas appris à saluer la patrouille ? »
— Et voilà  ! Je suis fait ! soupirait le malheureux en rejoignant ses potes, compatissants. Un tour de garde supplémentaire ! Au moins !
Trois hommes de la chambrée étaient mariés. Ils attendaient avec impatience la journée des femmes : un dimanche, pendant les classes, les épouses étaient autorisées à pénétrer dans la caserne et à rejoindre leur mari dans la chambrée. Les autres hommes étaient excités et fort curieux de voir l’allure des femmes de leurs copains. Le dimanche finit enfin par arriver. Bientôt les trois maris se retrouvèrent assis sur leur lit, à côté de la jeune épouse qui affichait un air emprunté : se retrouver dans une grande pièce avec quatorze mâles qui n’ont pas vu de femmes depuis presque deux mois est dérangeant ; on ne peut pas non plus se laisser aller à des gestes tendres envers le mari, assis tout près, et qui entoure les épaules de sa femme d’un bras protecteur. Seule la femme du grand Bonin, aussi blonde que son époux, regardait autour d’elle avec hardiesse, examinant de ses grands yeux bleus les jeunes hommes avec effronterie, pendant que son mari la contemplait d’un air extasié.
Bonin sortit pendant cinq minutes, laissant sa femme parmi les copains. Toujours assise sur le lit, elle se tourna et passa en revue les occupants de la pièce. Certains le levèrent pas les yeux de leur occupation, d’autres la regardaient, l’air grave ou en souriant. Son regard s’arrêta plus longuement sur Queniau. C’était un très beau jeune homme, avec un je ne sais quoi de distingué qui lui plaisait beaucoup. Elle lui adressa un sourire éblouissant et ses yeux bleus pétillèrent. Elle aimait bien son mari mais elle commençait à se lasser de son adoration, de sa voix trop forte et de ses plaisanteries très « peuple », trouvait-elle maintenant, alors qu’elles la faisaient beaucoup rire avant le mariage.
La gêne dans la chambrée dura quelques minutes jusqu’à ce que l’un des célibataires se lève et déclare à la cantonade d’une voix trop forte : « Bon, les gars, moi je vais au Foyer boire un pot et taper les cartes. Ça intéresse qui ? »
Tous les autres, soulagés, lui emboitèrent le pas et sortirent dans un brouhaha de voix en lançant un regard complice vers les femmes et les copains qui restaient. C’est vrai qu’elles étaient mignonnes, fraiches et désirables, ces petites épouses ! L’une d’elles avait accouché d’une fille de quelques mois. L’heureux père, un taciturne Franc-Comtois de Besançon, les cheveux de jais et les traits taillés à la serpe, tenait d’un air extasié sa fille dans ses bras. Il pouvait espérer rester en métropole. Queniau, avec un sourire complice, effleura en passant le bras nu de la petite Bonin qui frissonna et lui sourit en retour sous le regard scandalisé de Michel Onfroy.
Les copains, qui se retrouvèrent au Foyer du soldat un peu plus tard, se permirent beaucoup de commentaires sur les appas de ces dames, jusqu’à ce que l’un d’eux observe qu’on dépassait les bornes, que ça dérapait, et qu’on perdait de vue que les femmes dont on parlait étaient celles de gars du peloton. « Et les femmes des copains, c’est sacré ! »
Une soirée du peloton avait été organisée beaucoup plus tard. On était en Franche-Comté et plusieurs recrues étaient originaires de la province : Belfort, Montbéliard et même Besançon. Ils proposèrent de se charger de la cuisine et le peloton approuva leur choix : une fondue savoyarde arrosée de vin jaune d’Arbois. Ils avaient bien fait les choses et ce fut une soirée mémorable, qui souda un peu plus le peloton. Avec la période de Noël, les autorités leur donnèrent enfin la possibilité de passer une permission de trois jours dans leur famille, qu’ils avaient quittée deux mois avant, autant dire une éternité. Ils regagnèrent ensuite la caserne après cette éclaircie trop vite passée et le travail reprit. Mais les semaines fuyaient vite et il fallut bientôt penser au départ vers l’Algérie.
Ils en parlaient très peu mais cette perspective les hantait. Ils avaient suivi, avant de rejoindre le régiment, les informations diffusées par les postes de radio familiaux. Certains, très rares, lisaient même des journaux d’opinion qui prenaient parti pour ou contre ces « opérations de maintien de l’ordre », comme était baptisée hypocritement par le pouvoir politique la guerre civile algérienne. Les partis de gauche au pouvoir, radicaux et socialistes rassemblés dans le « Front Républicain » sous la houlette du Président du Conseil Guy Mollet et la férule du Ministre de l’Intérieur François Mitterrand, n’avaient pas bonne presse parmi la jeunesse aux armées. On suivait de loin les informations. Aucun des soldats ne doutait qu’ils allaient se retrouver dans un pays en guerre. Il allait falloir tuer ou être tué, c’était aussi simple que ça. Ils acceptaient encore cette situation. Quinze ans avant, leurs aînés avaient été confrontés eux aussi à la guerre. En revanche, ils bronchaient devant les campagnes de presse contre la torture et les exécutions de prisonniers.
Les prises de position de « Bollo » déclenchaient des échanges passionnés. Ce n’était quand même pas rien ; un officier supérieur qui est condamné à des arrêts de forteresse parce qu’il dénonce des méthodes de Gestapo… Chapeau, général de Bollardière ! Même les antimilitaristes lui manifestaient du respect. Et le livre Contre la torture de Pierre-Henri Simon clarifiait encore un peu plus la situation.
Mais le problème était pourtant très compliqué. Parmi les hommes du peloton, des camarades protestaient vigoureusement :
— Et les fells ? Qu’est-ce que vous croyez ? Que ce sont des enfants de chœur ? Vous oubliez un peu vite la Toussaint Rouge de 1954 ! Les deux instituteurs et le caïd arabe mitraillés au pied du car ! Des civils tout ce qu’il y a de plus innocent.
— On ne peut pas dire le contraire. Mais tu oublies le massacre de Sétif en 1945 et, depuis, combien d’autochtones assassinés, de douars entiers liquidés par les soldats français…
— Holà  ! C’est de toi que tu parles, là , mon grand ! Tu es, toi, l’un de ces soldats français. Tu ne vas quand même pas salir les copains appelés ? Et d’abord, à la suite de quelles atrocités, ces vengeances ? Patrouilles abattues, pauvres garçons émasculés et ne parlons pas des détails atroces. Tu te vois, toi, oui toi, découvrant ton copain au petit matin, allongé sur la piste avec la gorge béante, le fameux sourire kabyle, et le sexe sanglant dans la bouche ! Tu penses que tu resterais impassible ? Allons ! Nous sommes en sécurité ici, à Besançon, bien loin de l’horreur ! On doit voir les choses différemment là -bas.
— Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je sais seulement que les crimes des uns ne justifient pas les crimes des autres, sinon on entre dans une spirale sans limite de la violence. Tout ce que je peux dire, c’est que c’est insupportable ! On ne peut pas accepter la torture ! Ou alors pourquoi avons-nous condamné les Gestapistes, ou les SS d’Oradour ?
— Tu rigoles ! C’est l’intoxication du FLN ! Nous culpabiliser, ça fait partie de leur stratégie.
Dialogue sans issue. Incompréhension. Chacun enfermé dans sa certitude et affolé à la pensée que cela deviendrait bientôt la réalité, sa réalité, son quotidien.
Yves, un Frère des Écoles Chrétiennes, instituteur en Bretagne dans le civil, gros garçon sobre, paisible et sympathique, fut retrouvé un jour, au retour d’un festin organisé en ville, complètement ivre, incapable de sortir de son lit, et en pleurs :
— Les gars ! Vous vous rendez compte ? Je suis saoul, j’ai bu, et bu, et bu ! J’ai honte. Si vous saviez comme j’ai honte ! Mais je ne peux pas imaginer que je vais me retrouver là -bas. Oh ! Mon Dieu ! Tout sauf ça. Emmener des prisonniers à la « corvée de bois » et les abattre ! Je ne pourrai pas faire ça. Mais les camarades ? Que vont-ils penser de moi ? Je vais être considéré comme quoi, si je ne fais pas comme eux ? Hein ? Et, quand je vais me retrouver au pays, en Bretagne, dans mon école, tout le monde va me considérer comme un SS !
Il gémissait et se tordait les mains, affolé et horrifié. Son ivresse avait fait disparaître toute sa réserve habituelle. Les autres hommes du peloton étaient très mal à l’aise. Ils essayaient de calmer Yves mais ils partageaient en fait ses angoisses, et ils étaient en même temps en colère contre ce copain qui disait crûment ce qu’ils pensaient au plus profond de leur cœur. Mais eux, ils se taisaient et ils avaient là l’obscur sentiment de participer à une scène indécente. Il fallait que le Yves se reprenne. Il se comportait de façon inconvenante et scandaleuse.
Ils voulaient bien faire la guerre, encore qu’ils n’eussent guère compris pourquoi. Mais pas comme ça ni à ces conditions. L’Algérie ? Non, ce n’était pas la France. Tout juste une colonie, comme la Tunisie ou le Maroc, pays auxquels on avait accordé l’indépendance ; alors, l’Algérie ? Peuplée surtout par des républicains espagnols en 1939, dominée par quelques grands propriétaires qui possédaient paraît-il la moitié du pays. e chiffre paraissait irréaliste, très exagéré mais, après tout, pourquoi pas ? Se battre pour protéger ces gens-là  ?
— Ils ne veulent rien changer au système parce qu’ils auraient trop à perdre, et leur lobby pèse de tout son poids auprès des socialistes pour bloquer les réformes politiques, affirmait le grand Bonin, un ouvrier travaillant chez Peugeot, membre du Parti Communiste, qui se targuait d’être au fait des dessous de la politique.
— La voix d’un Blanc compte autant que neuf voix arabes ou berbères, répondait un autre. C’est ça, la démocratie ? la république ?
Bonin enfonça le clou :
— Et quand tu écoutes ces colons, les petits colons, sans parler des gros, des Borgeaud, Duroud, Faure ou Blachette, ces petits blancs ne parlent des autochtones qu’en employant des termes comme : ratons, bicots, melons ou bougnouls.
— Bandes de racistes !
— Allons ! Pas de généralisation hâtive ! Il y a parmi eux autant de braves gens, généreux et accueillants, que chez nous, en métropole. Tu ne peux t’en souvenir et moi non plus mais, entre 40 et 45, tous les Français n’étaient pas antisémites même si un certain nombre l’étaient.
Les discussions après le travail, étaient le plus souvent aussi interminables que passionnées. Aucun des quatorze membres de la chambrée n’avait de poste de radio ; ils étaient tous aussi fauchés. Pas question, bien entendu, de se payer un journal et encore moins un hebdomadaire. Aucun n’avait apporté de bouquin. Les deux ou trois appelés qui avaient l’habitude de lire avaient jugé qu’ils n’en auraient guère l’occasion. Comment lire au milieu de treize autres copains d’occasion supposés a priori incultes ? La prévision, sans doute méprisante, se révéla à peu près juste. Julien se sentait quand même des atomes crochus avec Yves et Yann, deux Bretons comme lui, tous les deux instituteurs, l’un dans le privé, l’autre dans le public, et aussi avec un certain Hyacinthe d’Andigné, au prénom improbable, qui suscita au début les moqueries de ses compagnons de chambrée, autant à cause de sa particule que de son prénom. Il était originaire de Mayenne. C’était un garçon brun, de petite taille, qui tentait de remédier à ce défaut en se redressant sans cesse afin d’arborer un air imposant. Il affichait fréquemment, le menton levé, une attitude froide et silencieuse.
Pourtant, un soir qu’ils avaient tous pas mal picolé pour compenser le stress du départ prochain pour l’Algérie, d’abord au Foyer du soldat puis dans la chambrée où ils avaient ramené pour les fiestas un stock de bières et de bouteilles d’alcools divers, Queniau engagea une conversation avec ces trois copains, tous assis au bout de leur lit et se faisant vis à vis, une « bibine » [bière en argot militaire] ou « mousse » à la main. Le sujet de leur conversation était très banal et malheureusement récurrent : les journaux faisaient leurs choux gras de la guerre d’Algérie, ironiquement baptisée selon les termes officiels d’opérations de maintien de l’ordre, mais titraient sur les pieds-noirs par définition racistes et les malheureux appelés, confrontés malgré eux à des comportements qui les révulsaient. Yann Le Bozec, têtu, petit et râblé, la tête carrée et les cheveux châtains bouclés, tempêta très vite :
— Tu te rends compte ! Je vais arriver là -bas dans un régiment, participer aussi sec à un crapahut dans un djebel, accrocher peut-être une bande de fells et en faire prisonnier un, disons. Et le sous-off va me dire, tranquille comme Job : « Eh ! Ducon, va avec Untel chercher du bois pour le feu avec le raton qu’on a gaulé ! Et s’il veut se faire la malle, pas d’hésitation ! Une rafale de PM et dégagez ! Plus de fell à se coltiner ! »
— Allons, tu exagères, répondit le Mayennais. Tu reprends le refrain de ton collègue Yves. Ça a sans doute dû arriver une fois ou deux et ça arrivera peut-être encore. Mais ce ne peut pas être un événement banal, quand même. Tu te rends compte ?
— Évidemment que je me rends compte. C’est bien pour ça que ça me rend malade rien que d’y penser. Un prisonnier est un prisonnier, putain ! Je suis instituteur, monsieur ! J’ai des principes, moi. Je les enseigne à longueur d’année à mes élèves. Ce n’est pas maintenant que je vais les mettre dans la poche avec mon mouchoir par-dessus ! D’ailleurs, c’est dit, je refuserai d’obéir à un ordre de « corvée de bois ». Advienne ensuite que pourra.
— Bien dit ! enchaîna aussitôt l’autre instit’ très énervé. Putain ! Je dis comme toi. Je suis personnellement, vous le savez, Frère de Ploërmel, religieux enseignant. Mais je partage entièrement le point de vue de mon collègue du Public. Et comment, Le Bozec – sans vouloir te coincer, je te supplie de me croire – comment un gouvernement de socialistes a-t’il pu nous placer dans un dilemme pareil ? Hein ? Merde !
— Eh ! Les gars ! C’est pas bientôt fini, vos histoires de gonzesses ! Et je torture ! Et je ne torture pas ! Et je fais la corvée de bois ! Et je ne veux pas tuer un prisonnier ! On en a soupé ! On verra bien quand on y sera ! Si vous ne voulez pas, vous le dites. Point barre ! Vous serez peut-être mal vus. Et après ? Vous aurez bien la quille [Les appelés « libérables », retournant à la vie civile, taillaient souvent une quille en bois, qu’ils décoraient et suspendaient à leur cou lorsqu’ils rentraient dans leurs foyers] un jour !
Toute la chambrée était habituée à cette mise en cause furieuse et répétée par le Cher Frère qui, bien que lassante et suscitant parfois des protestations, était plus supportable que sa crise de larmes. Elle n’obéissait à aucun système pervers de sa part bien qu’il lui arrivât de critiquer assez souvent ses anciens collègues de « l’école du Diable » sévissant dans sa petite paroisse bretonnante du Finistère. Il s’affirmait comme un intellectuel, lisait, dans le « civil », La Croix et même Le Monde, pourtant de gauche à ses yeux comme à ceux de l’armée, et en commentait encore maintenant les articles sans se faire prier. Mais le hiatus entre les positions morales du parti socialiste ou des radicaux et la politique menée par eux « là -bas » lui restait en travers de la gorge et le faisait fortement tousser.
Le Bozec se redressait, empourpré et furieux.
— Je vous l’ai dit cent fois, très Cher Frère ! Les dirigeants politiques de Gauche n’ont rien à voir avec la soldatesque qui règne en Algérie !
Quand Le Bozec commençait à éructer du « très Cher Frère », tout le monde savait que le ton allait monter dans les aigus.
Queniau tenta une conciliation.
— Putain, les mecs, ça va ! Allez, je vous paie une autre « mousse » et buvons un coup. On est entre copains, quoi, on ne va pas se fâcher à cause des politicards ou des engagés !
D’habitude, cette référence aux engagés détendait l’atmosphère, sauf pour l’un des compagnons de chambrée qui s’était, justement, engagé à dix-huit ans et que les appelés surnommaient, selon une tradition immémoriale, « La Crevure ». Mais c’était un très brave type, cet engagé, même s’il était fervent de calembredaines comme l’esprit de la Chevalerie, l’Honneur et la Patrie. Il était totalement enfermé dans ses certitudes sans doute mais, par ailleurs, savait se montrer un excellent frère d’armes, « comme on disait dans le beau monde » selon l’expression ironique du grand Bonin qui n’était peut-être qu’un ouvrier mais qui montrait à l’occasion beaucoup de finesse. Aussi on lui pardonnait ses billevesées et on tolérait ses discours ampoulés. Cette fois-là , la pique n’eut pas le résultat escompté. Le Bozec et le frère Yves répondirent ensemble :
— Fous donc la paix à La Crevure ! L’armée mène la guerre selon les ordres des politiques, nomdédié !
Et Yves ajouta : « Et paie ta bière sans nous faire braire ! » puis il ajouta d’un air comiquement surpris : « Mais je parle en vers ! » au grand amusement de Le Bozec, hilare.
L’échéance du départ de l’autre côté de la Méditerranée se rapprochait de plus en plus et l’humeur des futurs combattants s’en ressentait, songea amèrement Queniau en versant son obole au trésorier qui lui donna en échange trois « bibines ».
Il mit la conversation sur la torture, en revenant vers ses copains, afin de calmer le jeu d’une autre façon mais il n’eut pas plus de succès. Le Bozec déclara seulement, d’un ton sans réplique :
— Je sais de source fiable que les responsables du FLN et de l’ALN ont donné l’ordre à tous leurs hommes, ainsi qu’aux femmes qui combattent sous leur drapeau vert en balançant des bombes dans les cafés, de dénoncer à cor et à cri la torture. Cela fait manifestement partie de leur propagande et ils ont compris que la multiplication de cette dénonciation a beaucoup d’impact dans les journaux et dans l’opinion. Cette vilenie démoralise le peuple français. Et ma source est un ami communiste, membre actif de sa cellule et très impliqué dans le soutien au FLN.
— Ah oui ? il porte des valises ? Des valises pleines de pognon et de faux papiers ? Il est du réseau Jeanson ? questionna le Frère, grinçant.
Le hobereau mayennais intervint :
— Je ne pense pas que nous ayons les mêmes lectures mais je confirme, quant à moi, avoir lu également ce point de vue.
L’instituteur finistérien plongea dans un salut ironique.
— Pour une fois, marquis, que nous avons un même avis…
L’autre ignora la provocation.
— Cela ne signifie pas que l’on n’a pas torturé des prisonniers. Mais, messeigneurs – avec un sourire tordu vers Le Bozec – il faut peut-être relativiser ce genre de pratique, certes, je l’accorde, peu recommandable. Elle a été utilisée pour éviter des attentats, surtout à Alger par Massu ; mais y a-t-on recours ailleurs ?
— Ah ! Je l’attendais, celle-là  ! Il vaut mieux torturer un peu pour éviter un plus grand malheur !
— Mon cher Le Bozec, je ne réagirai pas à ton ironie. Je veux seulement bien préciser ma pensée sur deux ou trois points car je suis fatigué de vous entendre ressasser vos éternels scies sur la torture et les exécutions de prisonniers. Je vais d’abord me répéter : oui, cela a certainement eu lieu. Je ne me voile pas la face. Mais non, ce ne sont sûrement pas des pratiques courantes. Second point : vous êtes à mon avis les tambours involontaires des journaux et autres hebdomadaires qui pissent de la copie pleine de bons sentiments et qui dénoncent à tour de bras « la guerre sale ». Tertio : la bataille d’Alger a été perdue par les autorités civiles, la police comme la justice, et gagnée à la demande du président du Conseil Guy Mollet en 1957, par les militaires, Massu et ses six mille paras. Ils ont répondu à la terreur aveugle par la torture et l’infiltration. C’est vrai. Mais sous le chaudron des sorcières, le feu avait été allumé par le FLN.
— Tu es gonflé ! « Tambours involontaires », eh ben mon colon… protesta Yves.
— Parfaitement ! Combien de fois ne vous ai-je pas entendu répéter tout ce qu’on lit à longueur d’année dans ces torchons ? Le Bozec vient, juste avant, de le dire : le FLN a réussi son coup et les journaux participent à la propagande de nos adversaires.
— Tu ne vas pas nier qu’il y a des chefs de l’ALN prestigieux, qui font une guerre propre, si l’on peut dire, comme le commandant Azzedine, entre Oran et Alger ?
— Bien sûr, que je ne le nie pas ! Et tu aurais pu terminer en disant qu’Azzedine a eu en face de lui un combattant français tout aussi grand seigneur de guerre, le général Bollardière. Et Dieu sait si Bollardière et ses commandos noirs de Servan-Schreiber en ont fait baver à Azzedine !
— Oui mais il n’y a qu’un Bollardière, et il a fini en forteresse.
— Oui. Ceci dit, je reste persuadé que beaucoup d’officiers, qui sont moins médiatisés, sont d’aussi grands seigneurs que Bollardière.
— Ah ! Toi et ta caste !
— Non mon cher. La noblesse n’est pas qu’une caste. C’est aussi une qualité morale. Il n’est pas nécessaire d’avoir une particule pour avoir de l’honneur et pour respecter son adversaire.
 Dehors il faisait froid et humide. Au sud de la caserne du quartier Brun, la très haute et ténébreuse colline de Rosemont était saupoudrée de neige, et le fort qui la surmontait, enfoui dans un mol édredon blanc, comme ils avaient pu le constater l’après-midi avec leurs gradés. Dans la chambrée tiède, le feu ronflait dans le poêle de fonte dont les plaques tenaient au chaud deux ou trois quarts de café, et il maintenait à distance ces inquiétants sujets. Ils auraient, les uns et les autres, voulu demeurer dans la quiétude rassurante du monde familier et ne plus penser à ce pays africain, exotique et cruel. Mais ils savaient bien qu’ils y étaient attendus.
L’un des derniers soirs, les deux sous-offs déboulèrent dans les deux chambrées qui se faisaient face, de part et d’autre du hall des lavabos, et ordonnèrent un rassemblement du peloton un quart d’heure plus tard avec l’armement, pour une marche de nuit. Cette annonce suscita, les gradés partis, nombre de grognements et de protestations. Les hommes se retrouvèrent pourtant ponctuellement sur la place d’armes et montèrent à bord des camions qui démarrèrent aussitôt et gagnèrent la campagne obscure.
L’adjudant-chef Aubreuil, chef du peloton, les rassembla un peu plus tard autour de lui et leur expliqua le but de la manœuvre :
— Mes adjoints et moi-même, nous vous avons expliqué les règles fondamentales d’une opération de ratissage, comme celles que vous allez sans doute être invités à effectuer bientôt. Normalement, quand il existe un risque d’accrochage très sérieux, ce ne sont pas les appelés qui vont au contact, mais la Légion, les paras ou d’autres régiments spécialisés. Cependant il n’est pas exclu que vous deviez faire face à cette situation. On vous a fait déjà ratisser de jour une zone malsaine. Vous avez bien compris le fonctionnement d’un déplacement « en tiroir » : une partie du détachement en appui avec le fusil-mitrailleur, les voltigeurs de pointe qui explorent en avant et le reste entre les deux qui avance ensuite. Arrêt des grenadiers-voltigeurs, les yeux qui balaient sans arrêt de droite à gauche, vous vous rappelez, et le groupe d’appui rejoint l’avant-garde qui recommence à éclairer en marchant devant.
Aubreuil jeta un œil sur la masse sombre de ses jeunes recrues, une bande de blancs-becs qui avait encore du lait sur les lèvres, et il soupira. Il était revenu d’Indochine assez désemparé et avait perdu la foi dans l’armée et ses valeurs. Non ! Ce n’était pas l’armée qui avait démérité mais les politiciens qui avaient saboté leur travail. La victoire des Viets était la victoire des communistes et de leur doctrine. Voilà le véritable ennemi. Pourtant il voulait faire de son mieux avec ces jeunes, au moins leur épargner de se faire tirer comme des lapins à peine arrivés. Ils étaient aussi inexpérimentés et naïfs que des jeunes chiots ! Allons !
— Ce soir, nous allons supposer que vous devez effectuer un ratissage de nuit. Attention ! Il y a de fortes probabilités que vous tombiez sur des ennemis ! Tenez-vous sur vos gardes !
Il continua ses explications, détailla l’équipement dont ils allaient être munis, en particulier une carte, deux lampes et un poste radio talkie-walkie SCR 536, pour correspondre avec le commandement. On leur distribua aussi, pour faire plus vrai, des munitions, mais enfermées selon le règlement dans le sac de tissu soigneusement cousu, pour éviter les accidents. Ils ne risquaient pas de pouvoir s’en servir ! Une nouvelle fois, il les mit en garde et répéta avec force que, la nuit, on avait tendance à se rapprocher des autres. La masse d’hommes ainsi constituée offrait une cible idéale à un grenadage ou à une rafale de pistolet mitrailleur. Enfin, il leur souhaita bonne chance et les laissa partir.
Les soldats respectèrent au début cette consigne de sécurité. Mais au premier arrêt des éclaireurs qui marchaient en tête et qui découvraient un croisement avec plusieurs chemins, les hommes suivants s’agglutinèrent et le peloton se trouva réuni en deux groupes correspondant approximativement aux deux chambrées. Le temps que les responsables de la carte se soient mis d’accord, des cigarettes avaient été allumées, qui brasillaient parfois et répandaient l’odeur de la fumée de tabac brun, et des chuchotements nombreux déconcentraient la troupe. Les responsables désignés de l’opération se mirent d’accord et la progression reprit, mais plus personne ne se soucia sérieusement de reprendre des distances de sécurité. Plus le temps passait et moins les hommes étaient concentrés.
Ils furent dons tous frappés de stupeur lorsqu’éclatèrent un violent fracas et des détonations assourdissantes. Puis ce fut le silence, rompu dix secondes après par un rugissement : « Bravo, les p’tits gars ! Vous êtes tous morts, déchiquetés ! »
C’était la voix de l’adjudant-chef, furieux. Celles des maréchaux-des-logis firent chorus : « On ne vous avait pas dit peut-être de veiller aux distances de sécurité ? Bandes de bleubites [Argot militaire pour désigner les jeunes soldats]  ! Et que faisaient les voltigeurs de pointe ? Et on vous entendait approcher depuis combien de temps ? Un troupeau de bœufs menés à l’abattoir ! Voilà ce que vous êtes !
Personne ne répondit. Ils avaient tous bien conscience de l’énormité de leur faute. Leur insouciance pouvait leur coûter très cher.
— Les camions vous attendent un peu plus loin. On va rentrer. Mais ça va se payer ! promit l’adjudant-chef.
Ils payèrent effectivement les jours suivants. Leur encadrement ne leur laissa pas un moment de répit et ils enchaînèrent les parcours du combattant et les marches dans les conditions d’un ratissage. Alors qu’ils espéraient, en récompense de leurs efforts, avoir une permission avant de partir en Algérie, et qu’ils osèrent enfin poser la question au maréchal-des-logis le plus sympathique, un instituteur de l’Aveyron, la réponse tomba :
— Vous ne manquez pas d’air ! Vous n’êtes pas prêts à crapahuter, alors, pas de permissions ! C’est la décision d’Aubreuil, confirmée par le capitaine puis par le colonel. Ce peloton a démérité et il va travailler pendant que les autres partiront trois jours chez eux.
Un silence consterné accueillit cette information. Personne n’osait protester. Le soir, une grande discussion anima la chambrée de Julien. Tous avaient entendu les propos du « grand Charles ». On se demandait de quel bord il penchait : Algérie française ou indépendance ? Il avait d’abord fait des déclarations traduisant la préférence pour la première option : « Vive l’Algérie française ! » s’était-il exclamé en 1958 au moment d’un voyage à Oran. Mais ensuite il avait lancé des phrases ambiguës, proposant une autodétermination aux Algériens l’année suivante, pendant un discours passionnément disséqué.
L’engagé, farouche, soutint que De Gaulle voulait ainsi mettre les Arabes dans sa poche mais l’Algérie resterait française.
Le hobereau qui écoutait en silence les échanges passionnés fit taire tout le monde en lançant :
— De Gaulle voulait garder l’Algérie française au début. Mais il a pris conscience du danger d’avoir neuf millions de citoyens français musulmans en Algérie à côté du million de pieds-noirs, ces musulmans étant susceptibles de venir facilement en France. Le taux de fécondité de leurs femmes est très supérieur à celui des européennes. Si l’Algérie devient vraiment la France et quitte son statut encore à moitié colonial actuel, tous ses habitants pourront se déplacer sans le moindre obstacle ; vous êtes bien d’accord ? Donc, pas de ça, Lisette ! De Gaulle préfère maintenant leur donner l’indépendance et les laisser régler leurs affaires chez eux.
— Mais d’où tu sors ça ? finit par questionner l’instit’ Le Bozec, ébahi. Il a bien lancé « Algérie française » à Oran !
— Ma famille a quelques relations parmi ses confidents et on connait donc un peu le fond de la pensée du grand homme. Il estime qu’on ne peut pas s’opposer à la lame de fond de l’indépendance qui emporte depuis la seconde guerre mondiale tous les peuples vers l’émancipation. Seuls les imbéciles refusent de s’en apercevoir, désolé de vous le dire. Mais ils sont encore très nombreux, tant en France qu’en Algérie, je parle évidemment des pieds-noirs. Donc le « grand Charles » est contraint de jouer double-jeu.
Le silence dura un moment. Chacun, stupéfait, réfléchissait. D’Andigné ajouta alors posément :
— Comprenez bien ceci : De Gaulle estime que les musulmans algériens baignent dans une autre civilisation que la nôtre. Ils ne sont pas capables de se fondre, de « s’assimiler » dans la nation française. C’est pour ça qu’il ne veut pas au final d’une Algérie française.
Ce fut le grand Bonin qui rompit le silence avec un grand sourire :
— Mais alors, si « le Grand » ne veut pas d’une Algérie française, il veut que l’Algérie devienne algérienne et nous n’avons plus rien à faire là -bas ! Vive la quille, bordel !
Un grand rire secoua alors tout le monde et c’est avec un bel ensemble qu’ils s’écrièrent tous ensemble :
— La quille ! bordel !
Chapitre 3 - Dans l'arène
Ils avaient reçu leur affectation. Un petit détachement d’une douzaine d’hommes de leur peloton était affecté au 26e Dragons à Kenadsa. Personne ne savait où se trouvait ce bled. Une rapide recherche effectuée dans le Petit Larousse d’un sous-off par son ordonnance leur apporta la réponse : « agglomération du Sahara algérien (dép. de la Saoura), près de Colomb-Béchar ; 14.000 h. Bassin houiller. »
— Cherche Colomb-Béchar.
Cette seconde cité était le chef-lieu du département de la Saoura, mais n’était créditée que de 7.000 habitants. Cela les laissa perplexes. Plusieurs connaissaient de nom la ville de Colomb-Béchar mais Kenadsa leur était inconnue. Finalement Julien Queniau suggéra : « Si la houille y est exploitée, il faut des mineurs, donc ça doit expliquer ce chiffre surprenant, qui dépasse du double celui du chef-lieu. »
On acquiesça. Après tout, on s’en fichait. Ce n’était pas un trou à rats, il devait y avoir de l’animation, et c’était le principal. Et la mention du Sahara laissait surtout espérer peu de bandes fells, car que feraient des fells au milieu des dunes de sable ? suggéra Michel Onfroy, plein d’espoir. Dans les forêts de chênes verts, le maquis, les djebels, d’accord, mais pas dans le désert.
Un autre groupe, un peu plus loin, faisait grise mine. Les petits gars partaient pour les Aurès. Et les Aurès n’avaient pas bonne presse chez les appelés du contingent. La Kabylie, au nord, était aussi redoutée. C’était la sanglante wilaya III du Loup de l’Akfadou, Amirouche, qui tenait cette zone malgré les opérations des paras et de la Légion.
Ils étaient arrivés à l’aube devant le train, mais eurent la surprise de se voir attribuer un wagon de marchandises, en bois barbouillé de goudron noir, sur lequel était peinte en blanc la mention : « hommes : 40, chevaux en long : 8 ». Le grand Bonin éclata de rire en observant : « Eh bien, nous sommes drôlement bien lotis ! 12 types pour 40 places ! À moins qu’ils ne nous ramènent d’autres poilus ! » Une petite fenêtre grillagée de 80 par 50 cm assurait l’aération du wagon.
Avant que le convoi s’ébranle, un employé passa et ferma la lourde porte coulissante en recommandant de ne pas la rouvrir tant que le convoi circulerait. Il les salua d’un « Bonne chance, les gars ! »
Ils savaient qu’ils allaient à Marseille et un type de Montpellier leur dit de sa voix chantante et pleine de soleil que ça faisait près de 600 km essentiellement dans la vallée de la Saône puis du Rhône. « On en a pour dix bonnes heures ! »
En fait, le voyage dura un peu moins car le convoi ne prenait pas de voyageurs et passait dans les gares sans pratiquement s’arrêter. Sur les plateaux, des matériels sous bâche étaient entassés ainsi que des véhicules militaires. D’autres militaires qui n’appartenaient pas au 6e Dragons étaient installés dans des wagons de marchandises voisins. Pendant que le train roulait, le bruit était omniprésent et les abrutissait peu à peu. Ils jouèrent aux cartes, entrouvrirent la porte malgré l’interdiction pour avoir un peu d’air et contempler le paysage, sortirent au milieu de la journée le pain et le saucisson qu’on avait alloué à chacun, et cassèrent la croûte en plaisantant pour dissimuler leur appréhension vague. Cette fois, les dés étaient jetés.
Ils arrivèrent en fin d’après-midi en gare de Marseille et un employé leur dit d’un air blasé de gagner la sortie sans oublier leur gros sac contenant leur paquetage et leurs affaires personnelles. « On trouve toujours des gamelles et dieu sait quoi dans les wagons après le départ des troufions ! » jeta-t-il en s’éloignant. Ils grommelèrent une réponse vindicative et, hissant leur sac sur l’épaule, ils gagnèrent la sortie et restèrent là à attendre. Le printemps était là  ; il faisait doux en cette fin mars. Au bout d’une heure, des camions militaires grondant sourdement stoppèrent devant leur petit groupe. Un adjudant exigea leur feuille de route qu’il étudia rapidement.
— Non, ce n’est pas vous qu’on m’a envoyé chercher. Attendez les ordres.
Il s’apprêtait à s’éloigner quand une Jeep s’arrêta et une femme en tenue militaire portant à l’épaule les trois barrettes de capitaine en descendit et demanda ce qui se passait. Elle devait avoir une quarantaine d’années. Elle était belle et énergique. L’adjudant claqua des talons et salua. Elle l’entraîna un peu plus loin et l’interrogea. Il lui répondit respectueusement, salua et revint avec elle vers les douze Dragons qui dévoraient la scène des yeux. Ils n’avaient encore jamais vu une bonne femme avec trois barrettes qui mettait au garde à vous un adjudant qui avait manifestement baroudé, et ça valait le détour ! Elle prit la parole :
— Vous allez monter avec votre paquetage dans ce camion et on va vous emmener au Centre de Transit de Sainte-Marthe. Ce n’est pas très loin d’ici. Bienvenue, soldats ! »
Puis elle enjamba le seuil de la Jeep et ordonna au conducteur de démarrer.
Le Centre de Transit s’étendait à quelques kilomètres du port, sur les hauteurs de Marseille. Des larges allées poussiéreuses où tentaient de se maintenir des pins rachitiques desservaient des baraquements en dur, étagés sur plusieurs niveaux. Ils furent enregistrés à leur arrivée, on leur affecta une baraque numérotée et on leur donna des bons de repas. Les horaires règlementaires leur furent également indiqués. Pour le reste, ils avaient quartier libre. Ils apprirent aussi qu’ils embarqueraient le lendemain soir à destination d’Oran sur un bateau qui s’appelait « Djebel Dira ». Ils avaient donc ordre d’être prêts au départ à quatorze heures sur la place d’armes.
Sans se faire prier, ils déposèrent leur sac dans la chambrée où deux rangées de lits métalliques sur deux étages s’alignaient de part et d’autre d’un couloir central, empochèrent leurs biens les plus précieux, portefeuille et photos de la famille, délaissant le paquetage règlementaire qui ne tenterait certainement personne, et décidèrent de filer aussitôt en ville. Certains souhaitaient faire une reconnaissance dans les rues « chaudes » du quartier de la Belsunce ; on leur avait recommandé la rue Thubaneau avec ses filles vénales qui faisaient le pied de grue au seuil des maisons quand elles ne s’étalaient pas avec nonchalance sur le capot des automobiles. D’autres souhaitaient plus simplement découvrir le mythique Vieux Port et, si possible même, déguster une bouillabaisse. Ils descendirent tous le chemin de Sainte-Marthe, retrouvèrent la gare Saint-Charles puis ils se séparèrent en se souhaitant une bonne soirée.
Les quatre candidats au tourisme demandèrent le chemin pour rejoindre la Canebière.
« On ne peut pas venir à Marseille et ne pas voir la Canebière ! » lança d’un ton docte le hobereau mayennais, Hyacinthe d’Andigné.
Ils admirèrent les beaux immeubles haussmanniens qui encadraient la très large avenue, aux balcons de fer forgé, aux façades striées horizontalement, ouvragées et décorées de frontons triangulaires ou en arcs brisés au-dessus des hautes fenêtres, puis ils se dirigèrent en flânant vers le Vieux Port.
« Profitons-en tant que c’est encore possible. Bientôt nous n’aurons droit qu’à des mechtas de terre ! » dit encore d’Andigné d’un air résigné.
Les autres rigolaient et protestèrent : « Nous sommes aussi venus pour des nourritures terrestres. Buvons un véritable pastis marseillais ! Et puis nous chercherons un petit restaurant sympathique qui sert l’authentique bouillabaisse. »
Ils continuèrent finalement jusqu’au Vieux Port où ils demandèrent à un retraité à casquette bleue qui errait, les mains dans les poches, sur le quai s’il pouvait leur conseiller un bon troquet offrant une vraie bouillabaisse pas chère. « On part demain en Algérie ! » dirent-ils pour excuser ce que leur demande pouvait avoir de mesquin.
« Mes peuchères [Sans le sou ] ! » soupira le vieux type en remontant sa casquette sur le front. Il leur désigna de l’autre main un restaurant un peu plus loin. « On y mange la meilleure bouillabaisse du Vieux Port et en plus c’est un pote à moi. Dites-lui que vous venez de la part de Marius ! »
Ils le regardèrent avec un air un peu suspicieux. Il comprit et se mit à rire.
— Eh quoi ! Ce n’est pas une cagade [Bêtise, en vocabulaire marseillais ] ! C’est vraiment mon nom, et le Panisse, il met une palanquée de huit poissons dans son plat : rascasse, vive, saint-pierre, congre, daurade, merlan, lotte, grondin ! N’oublions pas les épices, le poivre, sans oublier du safran pour le goût. Et vous savez ce que ça coûte, le safran ? Et un plein bol de rouille ! Une sauce, je ne vous dis que ça, Bonne Mère ! Ce n’est pas comme certains jobastres qui vendent leur bouillabaisse avec à peine une sardine qui se perd dans l’eau claire de la sauce !
Les quatre futurs Africains éclatèrent de rire à leur tour et remercièrent chaleureusement le Marius avant de se diriger à grandes enjambées Chez César. En découvrant le nom du restaurant, ils rirent derechef à gorge déployée. Comme le dit Julien Queniau, cela faisait du bien de rire comme ça !
Des files de petits soldats, avec le gros sac sur l’épaule et la valise personnelle tenue dans l’autre main, patientèrent le lendemain en bas du « Djebel Dira », un paquebot mixte de cent treize mètres de long, amarré au quai de la Joliet. Le navire transportait des passagers mais il lui arrivait aussi d’embarquer des moutons dans sa cale. Il était officiellement catalogué à la Marine Marchande comme paquebot moutonnier, encore que ses nombreux mâts de charge et ses panneaux de cale l’eussent plutôt désigné comme cargo mixte.
« Nous sommes bien, en effet, des moutons à deux pattes ! » tenta de blaguer Queniau ; mais son mot d’esprit tomba dans un silence réprobateur et il vit les expressions choquées des camarades qui tournèrent ostensiblement la tête. L’ambiance n’était pas à la plaisanterie.
Une foule importante était contenue par des barrières métalliques que des policiers en tenue surveillaient sévèrement. Des contestataires pacifistes, en effet, venaient crier des slogans contre l’armée et contre la guerre. Mais la grande rumeur et les appels qui montaient de cette foule noyaient ces slogans que personne n’écoutait. Les civils qui étaient venus là étaient des parents, des amis, des fiancées de ces jeunes gens en tenue kaki.
Des hommes de la Police Militaire approchèrent et donnèrent l’ordre d’avancer. Ils montèrent lentement, par centaines, le long de la passerelle vers la coupée et le pont du paquebot. On les fit alors entrer dans les superstructures et ils descendirent interminablement par des escaliers métalliques sonores vers les profondeurs du bâtiment. Ils se retrouvèrent enfin dans la cale, un espace immense, haut de plafond, occupé par des centaines de transats en toile. De grosses lampes suspendues aux poutrelles du plafond jetaient un éclairage cru dans cette grande cale. On leur dit de choisir leur coin et de s’installer. Il n’y avait pas de place réservée. Ils allaient y passer vingt-six heures avant de débarquer à Oran. La coque était animée d’un frémissement continuel, comme un animal vivant au repos. Un peu plus tard, ils entendirent des bruits de raclement et des chocs sourds contre la coque. Les derniers arrivés leur dirent que l’embarquement était fini et qu’on pouvait monter sur le pont pour assister à l’appareillage. Ils ne se le firent pas dire deux fois.
Ils occupèrent rapidement tous les ponts auxquels ils pouvaient accéder. La grande cheminée rouge avec une bande noire supérieure cracha une fumée noire plus abondante. La sirène hurla d’une voix très grave et puissante. Les grosses haussières furent dépassées des bittes d’amarrage sur le quai et hissées à bord. Un remorqueur, minuscule à côté de la haute masse du paquebot, tira néanmoins sans effort le « Djebel Dira » et le décolla du quai. Le paysage se mit à défiler très lentement puis de plus en plus vite. Ils virent glisser les jetées puis ce fut la mer, et seulement la mer.
Il faisait froid sur le pont en cette fin du mois de mars et les soldats frissonnaient. La plupart redescendirent dans la cale où retentissait une sourde et tranquille rumeur. La circulation sur le bateau était réglementée et des portes leur étaient interdites. Les pulsations des moteurs du navire étaient ressenties sans que ce fût désagréable ; on s’y habituait vite. Il y avait seulement cette odeur lourde de gasoil qui les gênait. Des militaires, avachis dans les transats, dormaient sans se soucier de ce qui se passait autour d’eux. D’autres avaient ouvert un bouquin de Poche et lisaient. Certains avaient déplacé et redressé leur chaise longue et jouaient à la belote avec concentration, se contentant de faire brièvement les annonces. On se sentait ici en sécurité et chacun en profitait le plus possible. Il serait toujours bien assez tôt de débarquer sur une terre pressentie par tout le monde comme hostile.
Les centaines de passagers de la cale passèrent une nuit inconfortable. Les lumières continuaient à briller, le bateau roulait un peu, certains étaient malades et l’odeur de leur vomissure incommodait leurs voisins. Les latrines furent vite bouchées et débordèrent avec le roulis. Certains montèrent sur le pont pour pisser dans la mer mais les terriens pissaient contre le vent et redescendaient dans la cale en jurant copieusement, le pantalon souillé. La fatigue eut finalement raison de ces misères et la seconde partie de la nuit fut calme et silencieuse dans l’immense cathédrale d’acier où l’on n’entendait plus que les ronflements des dormeurs, affalés dans toutes les positions sur les chaises longues étendues au maximum. De place en place, l’une des chaises longues, entourée d’une flaque de vomi, était isolée de ses voisines, écartées comme s’il se fût agi d’un pestiféré.
Au matin, des raclements de gorge et des toux furent suivis de remue-ménages de plus en plus bruyants. Le volume sonore monta et des soldats, enfilant leur manteau, s’apprêtèrent à monter sur le pont pour échapper aux odeurs de mazout et de vomi, à l’air vicié et puant de la cale. Là -haut, l’air était vif et le vent leur fouetta le sang. Ils devinèrent vaguement une côte blanche et embrumée au sud, sous le soleil déjà haut. La mer bleue étincelait. Ils distinguèrent une ville puis la terre disparut peu à peu ; c’était sans doute un golfe profond. Plus tard encore, une pointe apparut et la terre se précisa. Le navire infléchit sa route et entra dans un nouveau golfe qui s’ouvrait. Ils virent apparaître une vaste ville blanche en arc de cercle, et des jetées devinrent visibles. Une rumeur courait parmi eux : « C’est Oran, et un peu plus loin, la rade de Mers El Kébir. »
Le bateau avait ralenti. Il passa devant l’entrée du port d’Oran, continua et vint doucement à quai à Mers El Kébir. Les lamaneurs s’y saisirent des haussières et les passèrent autour des bollards de fonte. Une quinzaine de calicots blancs juxtaposés étaient fixés au mur de la jetée et les passagers y lurent avec perplexité « ICI LA FRANCE. » Les centaines d’hommes en kaki étaient alignés le long des ponts et regardaient la grande ville blanche, éclatante sous le soleil. Mais l’air était frais et le vent du large les faisait frissonner.
Ils patientèrent un peu sur le quai, à côté de leurs bagages ou assis sur le gros sac de toile. Ils voyaient un peu plus loin des camions GMC alignés qui devaient sûrement les attendre. Enfin, les gradés qui donnaient des ordres à la troupe chargée de les accueillir firent un geste et on les fit se mettre en rang, puis ils s’ébranlèrent et, sans surprise, ils durent se hisser dans les camions. Ils regardèrent de tous leurs yeux cette ville « française », comme l’avait proclamé le calicot sur le port. Drôle de France quand même… Des orangers, des citronniers, des palmiers, et d’énormes massifs de fleurs rouges, les mythiques et éclatantes bougainvillées, donnaient aux avenues un air exotique qui les dépaysait. Ils furent déçus des gestes obscènes que les gamins arabes qui s’étaient arrêtés pour regarder passer le convoi, leur firent avec de grands éclats de rire. Aux terrasses des cafés d’où s’échappait parfois un air lancinant de musique arabe, ils voyaient des hommes, seulement des hommes, vêtus de grandes gandouras blanches, coiffés d’un chèche rouge vif, qui jouaient aux dominos devant des petits verres de thé à la menthe – c’était du moins la déduction que faisaient les voyageurs – et les femmes, complètement enveloppées d’amples robes multicolores, la tête et tout le corps dissimulé dans un grand haïk blanc, qui passaient vite sur les trottoirs. Des fellahs voûtés les croisaient, habillés d’une djellaba grise, portant des paniers remplis de fruits ou de légumes, leur production sans doute, qu’ils allaient porter au marché. Des soldats en armes patrouillaient, d’autres étaient installés derrière des sacs de sable aux carrefours ; une mitrailleuse Hotchkiss de 13.2 mm pointait son gros nez noir menaçant par-dessus le mur de sable.
Le convoi monta lentement une rue en pente qui surplombait le port et rejoignit les hauteurs d’Oran. Il pénétra dans une enceinte protégée par des réseaux de barbelés, les célèbres « concertinas » qui déploient leurs spirales aussi tranchantes que des lames de rasoir, comme le soufflet d’un accordéon lorsque l’artiste l’étire ; mais c’est une autre musique. Les hommes de garde les regardèrent passer d’un air blasé. Ils étaient arrivés dans la caserne de transit.
L’administration y fut efficace.
« Vous allez juste rester ici une nuit. Nous n’avons à connaître que les douze noms de soldats du détachement, parti de Besançon, à destination de Kenadsa. Je donne à l’un de vous, le chef du détachement, le bon de repas collectif. Vous vous restaurerez tous ensemble avec vos camarades en transit. Vous dormirez dans la chambrée à laquelle vous allez être conduits. Demain, rassemblement à huit heures ici. On vous mettra au train après vous avoir délivré des boites de ration pour la durée du trajet. Rompez ! »
Des explosions lointaines retentirent, semblant venir de la ville en contrebas, mais le scribouillard qui les avait reçus ne releva même pas la tête.
Chapitre quatre — La "Rafale"
Le jour suivant, ils suivirent le flot de jeunes soldats portant, comme eux, le sac marin règlementaire surnommé le boudin accroché à l’épaule et maintenu d’une main, et la valise au bout de l’autre bras. On les avait emmenés à la gare d’Oran et ils rejoignirent en une heure la petite ville de Perrégaux. Là , ils descendirent du train qui aurait pu être celui de leur province métropolitaine et gagnèrent en flânant la caserne qu’on leur avait indiquée.
Ils firent en chemin une mauvaise rencontre, surtout pour Michel Onfroy. La rue était déserte et écrasée d’une chaleur blanche. Le petit détachement vit arriver sur le trottoir opposé un adjudant qui, parvenu à leur hauteur, tourna la tête vers eux. Instinctivement, ils le saluèrent et il répondit à leur salut. Mais Michel, l’air ravi, regardait sur la droite un petit square entouré d’arbres vert sombre qui se miraient dans un grand bassin rond, et il ne porta pas la main à son béret. L’adjudant s’arrêta et l’interpella :
— Vous, là  ! Au rapport !
Le jeune homme sursauta, se tourna et vit l’adjudant. Il était tellement décontenancé qu’il en oublia de saluer.
— Approchez ! Je vous ai donné un ordre !
Il s’approcha, posa son boudin et sa valise et se mit au garde-à -vous pour saluer.
— Tiens donc ! Il est bien temps ! Donnez-moi vos papiers ! En transit ? Votre feuille de route aussi !
Et après avoir noté les renseignements, il rendit les papiers au pauvre Michel et le tança d’un air menaçant :
— Vous êtes la honte de l’armée française ! Vous allez voir de quel bois je me chauffe. Insubordination et refus de saluer un supérieur ! Je vous colle un motif pour infraction au règlement militaire article 17 portant sur le salut. Ça va remonter à votre colonel de Kenadsa !
— Mais, mon lieutenant…
— N’savez pas lire une barrette ? Je suis un adjudant ! Pas dans la foutue cavalerie ! Dans l’infanterie ! Et on dit « mon adjudant » à un biffin. Les cavaliers se croient supérieurs, c’est pour ça que les adjudants veulent du « mon lieutenant » ! Mais les cavaliers ne sont que des gommeux comme vous. Rompez !
Michel salua et retraversa la rue vers ses copains qui le regardaient venir, l’air désolé. Ils repartirent et s’éloignèrent aussi vite qu’ils le purent du « chien de quartier ».
— Et quand on pense que l’armée va lui donner raison ! Son motif va passer de main en main jusqu’au colonel du 26e Dragons qui va se croire obligé de me punir.
— Michel, attends d’être arrivé. Peut-être que le colonel va laisser tomber ce motif, dit le grand Bonin qui était envoyé lui aussi à Kenadsa.
Ils passèrent la nuit dans le Centre de Transit de Perrégaux, et montèrent le lendemain dans un petit train que l’employé aux écritures avait appelé avec beaucoup d’amusement : « la Rafale ».
— Vous ne serez pas déçus, les gars ! Vous allez vous croire dans un Western mais sans le panache de fumée ! Le train roule à quarante kilomètre-heure au maximum. Il faut dire que c’est une ligne à voie étroite ! Il s’arrête dans tous les bleds qu’il rencontre.
Le petit train tint toutes les promesses du scribouillard. Il offrait un spectacle assez surprenant. Devant les deux tractrices Diesel, deux wagons plats étaient chargés de rails. Lorsqu’ils posèrent la question sur cette disposition inhabituelle, on leur répondit d’abord par une plaisanterie : « C’est une assurance contre les fellouzes ! » Puis on leur expliqua que les rebelles posaient de temps en temps des mines artisanales sur la voie. Quand elles explosaient au passage du plateau, le chargement encaissait l’énergie de l’explosion et versait sur les côtés. Au pire, le wagon aussi, et il fallait faire venir un train atelier pour remettre le wagon plat sur les rails. Mais la loco restait intacte.
Derrière les locomotives, bardées de plaques de blindage marquées d’impacts de balles, étaient accrochés quelques antiques wagons aux banquettes de bois, réservés aux civils, curieusement munis de plateformes à l’air libre – Tiens ! Le train de Western ! – puis des wagons de marchandises et enfin plusieurs wagons bien connus maintenant. Mais ils étaient plus petits et avaient une contenance moindre : « hommes : 28, chevaux en long : 6 ». Un employé les dirigea d’autorité vers ces derniers wagons en leur demandant de ne pas s’installer dans les wagons des civils.
Enfin le convoi s’ébranla à petite vitesse. Ils avaient laissé ouverte la porte coulissante et regardaient avec étonnement le paysage. Aux champs cultivés succéda un paysage plus aride et, après plusieurs stations – Saïda, le col d’Ain-El-Hadjar et son village, Bou-Rached – ils virent apparaître les montagnes sombres de l’Atlas tellien. La vitesse tomba encore. Le train s’engagea dans les défilés rocheux de Mascara. Plus tard, ils grimpèrent encore plus haut dans les montagnes et passèrent le col de Tafraoua. Ils observèrent alors qu’ils avaient changé de monde. Les montagnes avaient laissé la place à d’immenses étendues désertiques d’une teinte hésitant entre le beige et l’ocre clair. En fait, en y regardant de plus près, ces hauts plateaux étaient couverts de grandes touffes d’une plante qui leur était inconnue. On leur dit plus tard que c’était de l’alfa. Des troupeaux de moutons et de dromadaires paissaient, éparpillés dans cet océan d’alfa, sous la surveillance de jeunes enfants berbères. Trois heures après, ils arrivèrent dans une petite gare : Le Kreider. Ils avaient traversé avant de petites localités, Muley-Abdelkader, El-Breida, Modzbah, Tin-Brahim, Assi-el-Madani.
Quelques Arabes descendirent d’un wagon. Au bout de cinq minutes, le chef de gare siffla et le train repartit à leur soulagement : la chaleur était écrasante et ils transpiraient abondamment. Bien que la vitesse du convoi fût faible, elle suffisait à les rafraichir un peu.
— Eh, les gars ! On distingue bien l’étendue liquide du Chott el Chergui !
— C’est quoi, ce chott ?
— Le type qui m’en a parlé à Perrégaux m’a dit que des rivières se jettent dedans et que c’est, en fait un lac d’eau salée.
— D’eau salée ? Les rivières ont de l’eau douce !
— Bien sûr. Mais l’évaporation est intense et le niveau change donc tout le temps. Les sels finissent par se déposer et l’eau, depuis tous les siècles passés, est devenue salée. C’est ce que j’ai cru comprendre.
Ils s’arrêtèrent peu de temps après à Bou-Ktoub, un village avec tout un groupe de tentes près de la voie. Des silhouettes de femmes habillées de longues robes en loques de couleur vives circulaient entre les tentes. Des enfants couraient et jouaient comme tous les enfants du monde. Le chef de gare était passé le long du convoi pour annoncer un arrêt imprévu d’une heure, suite à un problème technique. Le détachement du 6e Dragons sauta à bas du wagon avec les bagages et s’installa un peu plus loin au soleil pour déjeuner. Des grosses traverses en bois imprégné de créosote étaient entreposées là et leur servirent de sièges. Ils sortirent les rations militaires, des boites en carton gris de la taille d’une boite de sucre d’un kilo, contenant les éléments des repas d’une journée. On leur avait donné du pain à Perrégaux et ils tartinèrent le contenu des boites avant de mordre dedans avec un bel appétit. À ce moment-là , une bande de jeunes enfants arabes arriva en criant et en riant, comme une volée de moineaux. Ils entourèrent les jeunes soldats assis et commencèrent à leur poser des questions.
— Labès ? Labès ? Ça va ? D’où tu viens ? Tu as quel âge ?
Certains demandèrent même des boites de conserves et du pain de guerre et l’un des hommes lui tendit une boite qu’il avait prise au hasard dans sa ration individuelle. Le gamin qui souriait largement après avoir remercié : « choukrane ! » se mit soudain à vociférer : « halouf ! » [Du porc ! ] le visage convulsé de colère. Tous les soldats relevèrent la tête, surpris. Les enfants, qui étaient heureux et accueillants l’instant d’avant, les insultaient maintenant, le visage haineux. « nâl dine bebek [ Maudit soit ton père ] ! »
Ils se baissaient et ramassaient des cailloux qu’ils lancèrent sur les voyageurs, abasourdis. Ceux-là se levèrent d’un bond, une pierre à la main, et coururent vers ces maudits garnements qui s’égaillèrent en criant et disparurent vers le village.
Les soldats revinrent vers leurs sièges improvisés en grommelant. Julien Queniau, reprit sa tartine en constatant :
— Elle est très bonne, cette conserve !
Puis, saisi d’un pressentiment, il demanda à son camarade :
— Tu lui as donné quelle boite ?
— Une boite comme celle-là .
— Tu m’en diras tant ! Du pâté ! C’est du porc !
L’autre le regardait sans comprendre.
— Nous sommes dans un pays musulman ! Pour eux, le porc est un animal impur.
Il y eut un instant de silence. Les douze assimilaient les conséquences de cette information. Puis chacun reprit son repas sans ajouter un mot, le visage pensif. Il allait falloir s’adapter à beaucoup de nouvelles façons de penser et de se comporter !
Un soldat du wagon voisin, qui avait observé la scène, s’approcha et les salua familièrement, puis : « ce ne sont pas de méchants gosses, mais vous les avez insultés sans le vouloir. À titre d’information, il existe aussi des rations pour les harkis, sans porc. Ils croyaient certainement, camarade, que tu leur donnais une boite halal [Ce qui n'est pas interdit par la charia, la loi islamique ], comme ils disent. »
Un long coup de sifflet du chef de gare avertit tous les voyageurs, qui s’étaient un peu égaillés sur le quai, de remonter dans les wagons. Ensuite, après un nouveau coup de sifflet, le convoi s’élança à petite vitesse à travers l’immensité blanche, brûlant immobile sous le soleil. Ils avaient toute la place qu’ils voulaient dans leur wagon. Certains s’étaient allongés sur le plancher et somnolaient dans la chaleur écrasante. Ils avaient ouvert les portes coulissantes des deux côtés en espérant rafraichir un peu leur abri mais c’était de l’air brûlant qui entrait. Seul le courant d’air donnait l’illusion d’être un peu rafraichi.
Certains jouaient aux cartes, assis en tailleur, d’autres lisaient, deux ou trois fumaient les « Troupe », ces cigarettes de tabac brun rappelant les « Gauloises ». Bonin refusa de jouer avec Queniau en le traitant de tricheur, ce qui provoqua un esclandre qui aurait pu dégénérer en bagarre sans l’interposition des autres voyageurs. Quand Queniau exigea que Bonin justifie son accusation, l’autre répondit, l’air mauvais :
— Souviens-toi, le jour des femmes à la caserne. J’ai bien vu comment tu matais mon épouse, salopard ! Tu ne respectes même pas les femmes des copains ! Et tu voudrais que je te fasse confiance ! Tu veux qu’on demande à ceux qui y étaient ce qu’ils ont vu ?
L’autre souleva les épaules d’un air accablé et lui tourna le dos sans répondre.
L’arrêt à Mecheria leur apporta un dérivatif. Des femmes et des enfants longeaient le train en proposant des gâteaux inconnus, des sortes de pains à base de semoule que les marchands ambulants appelaient des matlous, des oranges, des dattes et des figues, ainsi que des sodas locaux. Les militaires se jetèrent sur ces produits qui leur paraissaient très exotiques et donc fascinants.
Dans la soirée, ils virent apparaître les premiers contreforts des monts des Ksour aux couleurs rouge orange et le convoi arriva à Aïn-Sefra. Ils furent orientés sur une caserne qui disposait d’un centre de transit. La ville était animée et agréable. Ils passèrent par une place rafraichie par des arbres et un bassin dans lequel retombait gracieusement un mince jet d’eau jaseur. Une galerie courait autour et des boutiques s’ouvraient à l’ombre. Ils s’y arrêtèrent avec gratitude. Certains effectuèrent quelques menus achats : rasoir de sécurité avec des paquets de lames Gillette, savon parfumé pour les délicats et cartes postales vantant les sites de la région. L’altercation du midi avec les enfants restait présente à leur esprit et ils étaient heureux de bavarder amicalement avec le commerçant arabe, au large sourire commercial. Ils repartirent après cette pause et virent un peu plus loin un café, le bar Lévy. Sans se concerter, ils entrèrent, posèrent leur boudin et leur valise et s’assirent avec soulagement. Quel bonheur de se retrouver dans un vrai café, avec des banquettes, des tables en formica impeccables, de grands miroirs, et surtout des serveuses au physique avenant ! Quel éclatant sourire ! Ils savaient bien qu’elles réservaient ce sourire à tous les clients, mais ils y avaient droit ! Et la serveuse apporta sur un plateau leurs consommations, des bières glacées et des jus d’orange, en supportant gaillardement leurs commentaires admiratifs ; elle avait l’habitude des propos de ces jeunes clients sevrés de présence féminine. Tant qu’ils s’en tenaient seulement aux propos…
Plus tard, le sévère sous-officier, chef du poste de garde qui contrôlait les entrées dans la caserne du 8e RIMa [ Régiment d’Infanterie de Marine ], examina avec attention leurs papiers et feuilles de route et les autorisa enfin à entrer. Un planton les conduisit à une chambrée qui accueillait les hommes en transit et leur indiqua le Foyer du soldat où ils pourraient ensuite boire un coup.
C’est là qu’ils rencontrèrent des « anciens », des rappelés qui en avaient vu pas mal, comme ils le disaient avec amertume, en concluant leurs propos d’un tonitruant : « la quille, bordel ! »
L’un d’eux avait sur l’épaule un curieux petit animal à tête plate et longue queue comme celle d’un lézard, un iguane du désert d’une douzaine de centimètres, qui demeurait immobile. À leur question, il répondit en se rengorgeant que c’était son dob.
La conversation ainsi engagée, les « anciens » leur donnèrent un aperçu de la situation qui les réconforta.
Le fameux Barrage, une barrière hérissée de barbelés électrifiés avec des champs de mine et des détecteurs de présence, avait bien rempli sa mission. Depuis 1957 et la décision du ministre de la Défense, la ligne Morice ouest courait depuis la Méditerranée jusqu’à la proximité de Colomb-Béchar. Elle suivait le parcours de la route et de la voie ferrée depuis Oran. Elle passait tout près de Aïn-Sefra et les fells, massés de l’autre côté, qui avaient essayé à maintes reprises de passer en force, s’y étaient cassé les dents.
Le général Challe, qui avait le commandement de l’armée, était un fameux lapin. Son plan avait donné la victoire et les fells dégustaient salement ! Les opérations qu’il avait ordonnées écrasaient les katibas et on disait que les chefs fells étaient découragés. « On a gagné ! » Voilà ce que des « anciens » pouvaient dire à des bleubites. Qu’ils fassent donc aussi bien que leurs « anciens » !
Ils étaient installés le lendemain matin dans le train mais ils avaient changé de wagon. En queue de convoi se trouvait un wagon pour voyageurs, avec des banquettes de bois, qui restait vide. Ils ne demandèrent rien au chef de gare et s’y installèrent d’autorité. C’était quand même un peu plus confortable que le wagon à bestiaux. Ils observèrent que la ville d’Aïn Sefra était bordée par une grande dune d’un sable jaune éclatant. Le convoi prit de la vitesse et s’engagea dans des défilés traversant les monts des Ksour. Ils savaient qu’il restait deux ou trois cents kilomètres à parcourir, en passant tout près de la frontière marocaine et de la palmeraie de Figuig, en territoire marocain. Les paysages qu’ils regardaient avec de moins en moins d’intérêt offraient pourtant une sauvage et grandiose beauté : des montagnes ocre foncé, des plateaux oscillant entre l’ocre clair et le jaune.
Après trois heures d’un parcours monotone, le train s’arrêta dans la gare de Béni-Ounif pour peu de temps. La ville est en face de Figuig, la belle palmeraie marocaine. Mais ils n’aspiraient plus qu’à une chose : poser définitivement leur fichu boudin et leur valise. Encore des heures de désert jaune et de montagnes ocre. Et enfin l’arrêt dans la gare de Colomb-Béchar. Très vite, on les fit monter dans deux camions GMC bâchés – pour éviter que des malintentionnés balancent des pierres ou des grenades dans le bahut leur expliqua le chef de bord – qui démarrèrent aussitôt, suivis d’un camion Dodge d’escorte transportant une douzaine de soldats en armes, pour parcourir la vingtaine de kilomètres qui les séparait de Kenadsa. Ils arrivèrent sur une place de sous-préfecture semi-circulaire. Tout autour, des maisons basses, elles aussi de couleur ocre, sous le ciel d’un bleu translucide, pâlissant sous le soleil éclatant.
— Ces bâtiments sont ceux des houillères du Sud-Oranais, les HSO. Vous irez demain chez le colonel, dit le chef de bord d’un des GMC. Pour ce soir, vous cantonnez au Ksar Djedid.
Le GMC tourna à gauche et quitta bientôt l’agglomération de bâtiments bas. Il prit une piste en direction d’une petite agglomération de mechtas rangées militairement. Le poste de garde les laissa pénétrer sur une place toute en longueur. De chaque côté s’alignaient des constructions identiques. Le camion ralentit et s’arrêta. Le chef de bord rabattit l’arrière du GMC pour leur permettre de descendre et leur indiqua une construction qui fermait la place : « Le Foyer ! » Il les emmena ensuite vers une mechta et leur déclara : « vous logez ici ce soir. Demandez aux voisins comment se passe le dîner et le petit-déjeuner. Je vous prends demain ici à huit heures. Vous devez vous présenter au colonel à neuf heures. »
Ils déposèrent leur barda dans la chambrée qui leur avait été indiquée et sans se concerter ils prirent le chemin du Foyer où ils burent une bière Pils et allumèrent une cigarette. Ils appréciaient tous cette dotation de huit paquets de cigarettes tous les quinze jours, ces « Gauloises » déguisées en « Troupes ». Un peu plus tard ils regagnèrent la chambrée où ils eurent la surprise de trouver trois autres militaires. L’un d’eux fouillait dans le boudin de Bonin et avait posé sur le lit un quart en alu manifestement tiré du sac. Le grand Bonin fonça vers lui et arracha son sac, puis il saisit le quart et apostropha l’inconnu : « Non mais, ça ne va pas ? Pourquoi fouilles-tu dans mon sac ? »
Les trois hommes présentaient un aspect surprenant ; ils avaient une sorte de mousse blanchâtre aux commissures des lèvres. Une quille en bois peinte trônait sur leur poitrine. Ils s’apprêtaient manifestement à repartir en permission libérable vers la métropole. Ceux qui n’avaient pas fouillé le sac semblaient gênés. Le troisième protestait qu’il n’avait rien pris et demandait avec un sanglot dans la voix qu’on lui restitue le quart qui lui appartenait. Bonin se mit à rire.
— Ah bon ? Le quart t’appartient ? Ben mon colon ! Tu t’appelles Bonin ? Non ? Alors pourquoi y-a-t-il écrit « Bonin » dessus ? Hein ?
L’autre arbora un air désespéré. Il supplia :
— Laisse-moi ton quart ! Nous devons passer tout à l’heure au magasin et rendre notre équipement, et j’ai perdu mon quart. Oui, c’est vrai, j’ai voulu te le piquer. Mais si je ne rends pas un quart, le fourrier est capable de m’empêcher de quitter le régiment. Vous savez qu’on a déjà fait vingt-huit mois de service ? Moi, je n’en peux plus.
— Allons ! Tu ne crois quand même pas que le fourrier va bloquer ton départ pour un quart manquant ? D’ailleurs je suis presque sûr qu’il ne va même pas tout contrôler. Débrouille-toi pour passer le dernier. Mais mon gars, je garde mon quart.
L’autre commençait à crier mais ses copains le prirent chacun par un bras et l’entrainèrent en silence à l’extérieur. Les arrivants se regardèrent, l’air consterné. Onfroy résuma leur sentiment commun :
— Vous avez vu leur tête, la bave qu’ils ont à la bouche ? Bon Dieu ! Et essayer de voler un quart par peur du fourrier ? Eh bien, ça promet ! J’espère qu’on ne deviendra pas comme eux !
Chapitre cinq — Affectations
Ils avaient passé une nuit peu reposante ; malgré la fatigue du voyage, le souvenir de l’altercation avec leurs camarades quillards les troublait. Ils se levèrent tôt le lendemain et allèrent se laver au bâtiment des sanitaires un peu plus loin. Queniau s’était porté volontaire pour aller aux cuisines et y prendre livraison d’un bouteillon de « jus » et de pain. À huit heures, ils étaient prêts, lavés et rasés de près, en tenue propre et souliers brillants, leur paquetage dans le sac posé à leurs pieds à côté de la valise. Le GMC s’arrêta devant eux et ils se hissèrent lestement à l’arrière. Ils crièrent qu’on pouvait y aller et le camion démarra en grondant.
Ils pénétrèrent, intimidés, dans le bureau du lieutenant-colonel de Lannurien, un officier grand et mince d’une quarantaine d’années. Il les fit se présenter et suivit sur la feuille de route l’énoncé des noms. Il nota à côté la profession des nouveaux arrivants. Puis il les regarda d’un air méditatif et se renversa dans son fauteuil.
— Des conducteurs de char et des tireurs sur char… Voilà bien les joies de l’armée ! Mais je n’ai pas le moindre char, mes pauvres amis ! Oh ! On m’avait promis de m’en envoyer. Mais il y a belle lurette que cette éventualité n’existe plus. On a des camions tout-terrain, des Dodge 6x6 et des GMC.
Il se tut et réfléchit quelques instants, puis il releva la tête et regarda les nouveaux arrivants :
— Vous avez fait vos classes à Besançon. Peut-être certains sont-ils ouvriers chez Peugeot ? Montbéliard n’est pas loin. Et tant qu’on y est, qui est mécanicien ou carrossier ?
Plusieurs mains se levèrent.
— Parfait ! Vous rejoindrez les ateliers régimentaires. Venez à droite. Maintenant qui est boulanger ?
Et après plusieurs tris successifs, il ne resta que deux arrivants, tous les deux étudiants. Le colonel les regardait d’un air méditatif. Son visage s’éclaira soudain :
— J’y pense : le peloton d’élèves sous-officiers démarre demain ! Vous avez déjà passé votre CP1 avec succès selon votre dossier et pouvez prétendre à être nommés brigadiers immédiatement. Inscrits pour le CA2 de chef de groupe porté ! Félicitations ! conclut-il en riant. Votre instructeur sera le sous-lieutenant Geffray, polytechnicien, assisté de sous-officiers expérimentés.
Il se frottait les mains, ravi, et regardait les nouvelles recrues qui souriaient largement. Il se tourna vers son secrétaire :
— Je suis toujours content quand j’emploie au mieux les compétences de mes hommes ! Ils sont satisfaits de leur affectation et donnent le meilleur d’eux-mêmes. Eh bien, messieurs, bienvenue encore au 26e Dragons. Rompez ! On va vous indiquer vos quartiers.
Ils saluèrent en claquant des talons et quittèrent le bureau. Une fois hors du bâtiment, le grand Bonin se tourna vers Onfroy et lui dit :
— Tu vois, il n’a pas tenu compte de la demande de punition de l’adjudant.
— Tu crois ça ? Le courrier va mettre du temps à arriver. Si dans huit jours je n’en ai pas entendu parler je commencerai à respirer ; mais d’ici là … Et puis, je veux te dire, Maurice, depuis quelque temps… Méfie-toi de Queniau. Il faisait les yeux doux à ta femme, Suzanne, le jour des épouses à la caserne, en décembre. Il lui a même caressé le bras en passant à côté d’elle.
Onfroy profitait du retard qu’ils avaient tous les deux sur le reste du groupe, qui les isolait. Quatre officiers qui entraient dans le bâtiment leur avaient barré le passage et ils avaient dû les laisser passer en les saluant. Le visage à la peau claire du grand Bonin s’empourpra :
— Hein ? Je n’ai rien vu ! J’étais où ?
— Tu venais de sortir dans le hall. Tu as dû aller aux toilettes, je crois.
— Ça remonte à trois mois !
— Tu penses que j’aurais dû t’en parler avant. J’y ai pensé mais, tu comprends, je n’arrivais pas à dénoncer un copain. Et puis c’est très délicat. Je ne savais pas si c’était bien de te le dire. Tu risquais de ruminer ça. Après tout, Queniau ne la reverra pas. Il n’est pas de Franche-Comté, il est Angevin.
— Et comment a-t-elle réagi ?
— Euh… Elle n’a pas réagi.
Il n’osa pas lui dire qu’elle avait souri à ce voyou de Queniau. Au fond de lui-même, il plaignait Bonin d’avoir épousé cette fille qui lui semblait une allumeuse. Maurice Bonin se tut un instant puis il gronda :
— J’avais bien noté qu’il regardait Lucette avec insistance. Je l’ai même engueulé dans le train en venant, quand on jouait aux cartes. Et pourquoi tu m’en parles seulement aujourd’hui ?
— Je ne sais pas. Tu m’as parlé pour me remonter le moral et, tout d’un coup, c’est sorti. Je n’ai pas réfléchi.
Bonin resta songeur quelques instants puis il remercia brièvement Onfroy. Mais ce dernier se demanda soudain s’il avait bien fait. Bonin semblait fâché contre lui. Il ne savait pas encore que les porteurs de mauvaises nouvelles sont toujours mal venus.
Chapitre six — Alger
La vaste baie d’Alger est largement ouverte entre le cap Matifou à l’est et Bab-El-Oued à l’ouest. Quand on arrive par la mer, on voit s’ouvrir une ville-éventail, grandir un immense amphithéâtre de maisons blanches, tacheté du vert sombre des parcs. La cité mêle avec bonheur des immeubles coloniaux et des maisons de style mauresque. De grandes artères la sillonnent parallèlement au rivage, comme la rue Michelet ; des ruelles et d’innombrables escaliers montent à l’assaut des collines à l’arrière-plan. Alger est un agglomérat de cités construites peu-à -peu autour de la ville primitive, la Casbah.
Le plateau Saulière, au-dessus du port, fait un peu penser au Paris traditionnel, avec ses immeubles haussmanniens le long des rues Meissonier où se tient le marché, la rue Barnave ou la rue Auber. Le palais du Gouverneur se dresse non loin de là et le parc de Galland est à deux pas. La gare de l’Agha est en contrebas, près du port.
Les militaires du deuxième Bureau avaient choisi ce quartier pour y implanter discrètement le PC de leur service, le B.E.L. ou Bureau d’Études et de Liaisons, dénomination tout à fait anonyme. Ce fut son chef, le colonel Jacquin, qui arrêta le choix du bâtiment, retiré au fond d’une cour que fermait un vaste portail tout aussi anonyme. La seule plaque apparente annonçait un banal Bureau d’experts comptables. Un portier surveillait la rue de sa fenêtre et actionnait l’ouverture du portail pour faire entrer les véhicules autorisés. Une porte très discrète ouvrait sur une ruelle étroite derrière l’immeuble. Les « honorables correspondants » pouvaient la pousser et entrer dans un sas où une sentinelle soupçonneuse filtrait les arrivants.
Le B.E.L. créé par le commandant en chef, le général Challe, dépendait directement de lui. Il avait tissé des liens avec le SDECE – Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage – la célèbre « Piscine » parisienne, qui avait une antenne à Alger.
Le général Challe avait assigné au B.E.L. les missions spéciales ainsi que l’information sur la situation de l’Armée de Libération Nationale algérienne. Le colonel avait réuni autour de lui des officiers expérimentés et aussi convaincus que lui que la guerre ne consistait pas seulement dans l’affrontement de forces armées mais aussi dans la ruse et le retournement de l’ennemi. Son exemple favori était Ulysse, créateur du stratagème du cheval de Troie, et il citait volontiers le maître chinois Sun Tzu, le Florentin Machiavel ou les maximes de Clausewitz.
Il avait fait venir le capitaine Paul-Alain Léger, qui avait travaillé au SDECE après une expérience de combattant en Indochine. Léger avait demandé son affectation en Algérie où il avait très efficacement contribué à l’érosion de la willaya III d’Amirouche en y développant une atmosphère délétère de suspicion. Des milliers de combattants de l’ALN avaient été exécutés comme traîtres par le chef de la willaya. Léger, un beau brun, avait du succès auprès des femmes. Il avait une apparence fine, un visage long et osseux. Il ressemblait un peu physiquement à Albert Camus. Il parlait couramment l’arabe et le kabyle et possédait un talent de la persuasion tout à fait remarquable. Il résumait souvent sa méthode dans cette simple phrase : « si l’ennemi a des dispositions particulières pour se détruire lui-même, bien coupable serait celui qui n’en profiterait pas. »
Le colonel Jacquin avait admiré l’élégance avec laquelle le capitaine avait infiltré l’organisation rebelle et l’importance des dégâts qu’il lui avait suscités. Les jeunes gens de la Casbah s’habillaient alors de bleus de chauffe ; c’était la mode. Le capitaine Léger donna aux Algérois qu’il « retournait » les moyens de s’acheter les fameuses tenues bleues convoitées. Les habitants de la Casbah n’avaient pas tardé à associer les hommes de Léger à cette tenue insolite si bien qu’on avait fini par appeler bleuite [ opération d'infiltration et d'intoxication à grande échelle, montée par le SDECE (services secrets français) pendant la guerre d'Algérie ] l’épidémie d’espionnite dans la willaya III. On les identifiait facilement car ils fumaient des cigarettes, qui sont haram, interdites par le saint Coran, car nocives pour le corps. Léger avait si bien réussi à intoxiquer l’état-major de la willaya d’Amirouche qu’il fut considéré un temps par lui comme le chef de la résistance à Alger. Le FLN lui demandait de poser des bombes et de déclencher des attentats en ville. Bon prince, pour sauver sa couverture, il finit par obtempérer et la presse relata les explosions de grenades déclenchées par le SDECE et qui endommageaient seulement un ou deux GMC, dont les photos étaient complaisamment étalées dans les journaux. L’article rapportait ce que la police avait ordre de laisser filtrer : des prétendus blessés envoyés à l’Hôpital militaire et des morts anonymes. Amirouche était satisfait !
D’autres officiers tout aussi expérimentés dans la guerre subversive prêtaient leur concours au colonel Jacquin : le capitaine Maronier, spécialiste de l’intoxication, et le capitaine Heux, parmi plusieurs autres soldats de valeur.
Maronier avait « retourné » un capitaine de l’ALN en poste à la frontière tunisienne, Ali Hambli et ses cent cinquante hommes, en lui proposant la paix des braves. Hambli était en effet furieux de l’abandon des combattants de l’intérieur, consentant d’énormes sacrifices pour résister aux Français, par les membres de l’ALN planqués au-delà des frontières, qui menaient une existence dorée et sans risques. Cette colère était d’ailleurs partagée par beaucoup de chefs du FLN à l’intérieur des frontières algériennes. Maronier réussit à approcher Ali Hambli et à lui faire déposer les armes. Finalement, il rejoignit avec sa katiba un régiment français et combattit ses anciens compagnons.
Le capitaine Maronier avait aussi mis en place un moderne et remarquable cheval de Troie grâce à une information du SDECE. Le FLN faisait distribuer son hebdomadaire, El Moudjahid, dans la population musulmane en Algérie et dans tout le Maghreb. Mais il aurait coûté très cher de faire transporter les hebdomadaires au Maroc. Depuis le détournement, le 22 octobre 1956, par l’aviation française du DC-3 qui transportait des notables du FLN dont Boudiaf et Ben Bella, les responsables du FLN préféraient faire transiter leurs envois pour le Maroc par Rome depuis Tunis. Ils avaient donc choisi d’y envoyer les maquettes de la publication, les flans – des plateaux de carton épais où les plombs de typographie sont incrustés –. Les typographes marocains pouvaient ensuite effectuer eux-mêmes le tirage à partir de ces flans. Mais le Renseignement français avait eu vent de ce manège et avait mis en place une contre-mesure. Les flans étaient subtilisés à l’aéroport de Tunis, transportés discrètement à Alger et subtilement modifiés de telle façon que le changement n’apparaisse pas trop. Puis les flans étaient remis en place à Tunis et partaient pour Rome puis le Maroc. La substitution se poursuivit pendant cinq mois sans que les responsables du FLN ne se doutent de rien.
Le capitaine avait lu avec intérêt, dans l’un des numéros, le montant des « dépenses d'aide sociale destinées aux combattants du Front » : 25 millions. Il suggéra d’ajouter un zéro. Les autres participants à la réunion protestant, Maronier observa en riant : « Les combattants vont se demander où sont passés ces 225 millions envolés ! Ils vont accuser les responsables du FLN d’avoir détourné le grisbi ['Argent' en argot ] ! On va fabriquer beaucoup de combattants démoralisés dans les djebels ! »
Une autre fois il avait déplacé sur une carte de la future Algérie indépendante la frontière algéro-marocaine, intégrant toute une portion du territoire marocain entre Tindouf et Béchar. Cette zone est disputée depuis des lustres entre les deux parties, les Marocains protestant que la région depuis Bechar, Tindouf et la zone du Touat avait vécu depuis cinq cents ans sous la souveraineté de la dynastie marocaine des Saadiens. Lyautey, devant les affrontements chroniques des tribus sahraouis, avait conquis et pacifié la région au début du XXe siècle, la rattachant ensuite au domaine algérien.
Cette carte modifiée qui s’étalait sur une double page de l’hebdomadaire El Moudjahid, enflamma les Marocains qui avaient violemment interpellé le FLN. Toutes les assurances données par les Algériens n’avaient pas réussi à calmer le soupçon du roi chérifien. Les deux officiers de renseignement étaient ravis du succès de leur manœuvre : le torchon brûlait entre les alliés !
La recherche de renseignements fut opérée pendant des années par les O.R., les officiers du renseignement,  affectés à cette mission par leur hiérarchie dans les différents régiments. Mais ces intermédiaires, aussi déterminés fussent-ils, étaient des amateurs. Le B.E.L. commença à mettre en place une vingtaine de D.O.P. – Dispositifs Opérationnels de Protection – constitués d’un capitaine avec deux ou trois lieutenants, plusieurs sous-officiers et une quinzaine de soldats ainsi que quelques interprètes.
« Les interrogatoires doivent être menés de manière telle que la dignité humaine soit respectée. »
Cette directive officielle constitua bien sûr une plaisanterie pour les agents de renseignement. Les responsables du B.E.L. jugeaient que le succès de la bataille d’Alger avait ouvert la voie à la méthode musclée pour obtenir des renseignements, méthode qui y trouvait sa légitimité. Clausewitz avait formulé une définition qui renfermait l’essentiel : « La guerre est un acte de violence… » Les chefs de D.O.P. étaient invités à faire travailler leur équipe en interdisant le sadisme mais en opérant en froids professionnels. Les régiments furent invités à ne pas se lancer seuls dans la recherche de renseignements et confier plutôt ce travail à ceux qui étaient formés pour l’effectuer. L’armée fut soulagée de déléguer cette mission sans gloire aux D.O.P.
L’officier commandant un D.O.P. avait une première mission : détruire l’O.P.A. – Organisation Politico-Administrative du FLN – représentée généralement dans chaque douar. Il lui fallait ensuite découvrir l’organigramme du FLN et arrêter ou tuer ses responsables. La population, prise en otage entre le FLN et l’armée française, connaissait en général le responsable OPA local ; le service de Renseignement le savait. Si bien que, très vite, les équipes de D.O.P. en vinrent à des méthodes de plus en plus contraignantes pour faire parler les représentants des villages. Outre les cris et les coups sur les suspects, ils eurent recours à plusieurs méthodes de torture tristement connues : électricité, eau, ou suspension prolongée par les poignets. Après tout, c’était de cette façon, certes peu glorieuse, que les paras de Massu avaient gagné la bataille d’Alger et anéanti l’armée de l’ombre. Si la guerre contre-révolutionnaire nécessitait l’usage de pratiques que la morale réprouvait, il fallait bien en passer par là au nom de l’efficacité.
Les officiers ayant combattu en Indochine avaient vu la puissance du concept politico-militaire développé par Mao et mis en application dans les rizières sous le nom de « guerre révolutionnaire ». Ils avaient étudié cette nouvelle stratégie et en avaient déduit des règles inédites pour contrer l’adversaire. Le colonel Trinquier, commandant dans la dixième division parachutiste sous les ordres de Massu, avait théorisé cette contre-stratégie dans un livre : La Guerre moderne. Aux âmes sensibles, protestant contre les méthodes employées, les stratèges du B.E.L. opposaient encore Clausewitz : « Dans une entreprise aussi dangereuse que la guerre, les erreurs engendrées par la bonté sont précisément les pires. » Non, bien sûr, la pratique de la torture n’est moralement pas acceptable. Mais quand l’adversaire vous y contraint sous peine de perdre le combat, il n’est plus temps de tergiverser comme le formulait encore Clausewitz : « il est donc impossible d’introduire dans la philosophie de la guerre un principe de modération sans commettre une absurdité. »
Les responsables du B.E.L. se rendaient bien compte qu’ils faisaient ainsi le jeu de leur adversaire qui avait souhaité au départ créer le cycle terroriste infernal : attentat-répression, censé faire basculer la population du côté du Front de Libération Nationale. Ils avaient conscience que l’usage de la torture amène souvent la victime à avouer n’importe quoi pour que cesse la souffrance épouvantable. Mais ils ne voyaient néanmoins pas d’alternative à cette pratique inhumaine.
Le colonel Jacquin était planté devant la fenêtre de son bureau et regardait la rue sans la voir vraiment, tordant d’un geste distrait la pointe droite de sa moustache, qu’il avait fournie, comme celle du maréchal Joffre. Il aimait assez ressembler à ces braves de la Grande Guerre. Il trouvait que les jérémiades journalistiques sur les méthodes du Renseignement, qu’il parcourait d’un œil impavide, étaient aussi vaines et contre-productives que les jérémiades d’une vierge effarouchée. La vie est la vie. Les hommes sont les hommes, et depuis la nuit des temps ils se font la guerre. La guerre ! Ce n’est pas une activité de moines dans un couvent. C’est une foutue empoignade qui autorise de droit tous les coups tordus pourvu que l’adversaire morfle un bon coup ! Bon dieu ! Son visage carré et massif se plissa de colère comme le mufle d’un bull-dog et les moustaches se hérissèrent. Ces salauds assassinent, découpent, torturent sans que les pisseurs de copie n’y trouvent à redire ; mais quand on secoue brutalement l’un de ces chacals, ils nous alignent dans leurs torchons.
Il joignit ses mains dans le dos et revint vers le bureau, méditatif et concentré. Le coup de la bleuite [opération d'infiltration et d'intoxication à grande échelle, montée par le SDECE (services secrets français) pendant la guerre d'Algérie ] était génial. Il fallait bien le reconnaître. Le capitaine Léger avait fait un excellent travail. Les estimations les plus prudentes chiffraient à deux mille le nombre des victimes d’Amirouche suite à ce coup de bluff. « L’art de la guerre est basé sur la duperie » se répéta-t-il tout bas. « On n’a pas fait mieux depuis Sun Tzu qui a formulé cette définition il y a deux mille cinq cents ans. C’est toujours actuel ! »
Et comment pourrait-on aujourd’hui duper l’ennemi aussi bien que l’a fait Léger ? Il lui fallait encore y méditer. C’est l’occasion qui faisait le larron. Il fallait être attentif au déplacement des pièces sur l’échiquier, surveiller le jeu de l’adversaire, et saisir l’occasion qui se présenterait fatalement quand il ne s’y attendrait pas. Le FLN déciderait une action qui, s’il savait exploiter l’ouverture, permettrait une cascade de coups au moins aussi fructueuse que l’avait été la <bleuite. Il y avait bien cette information selon laquelle le Gouvernement provisoire de la République algérienne était fort marri des remontrances réitérées de Nasser, le pourvoyeur égyptien de fonds et d’armes, qui exigeait plus de mordant des maquis algériens. Le GPRA cherchait une réponse appropriée à cette exigence et aurait envisagé de demander aux chefs de willayas prudemment installés en Tunisie ou au Maroc de rejoindre leurs troupes sur le terrain. Son agent, une danseuse classique qui fréquentait le réseau communiste Jeanson et qui avait de tendres faiblesses pour certains de ces responsables de willayas, n’avait pas pu lui donner plus d’informations. Il salivait rien qu’à envisager l’éventualité de capturer un commandant de willaya à son entrée sur le sol algérien ; mais cela risquait fort de demeurer un rêve. Si Dieu le veut ! Inch Allah !
Chapitre 7 - Ksar Bechar
Nous nous retrouvâmes un peu plus tard, Michel Onfroy et moi, dans une Jeep qui nous transporta dans la zone militaire nommée le Ksar Bechar, à deux kilomètres en dehors de la ville. Nous y avions dormi la veille mais nous en ignorions alors le nom. Le paysage était désertique ; des cailloux, une mer de cailloux mélangés à du sable beige. Une très grande dune de sable d’une teinte plus jaune s’élevait plus loin. Des djebels mauve foncé limitaient l’horizon. La Jeep soulevait une colonne de poussière blanche en roulant sur la large piste qui conduisait à la zone militaire entourée de rouleaux de barbelés. Le poste de garde à l’entrée nous laissa passer. La Jeep cahota sur un terrain irrégulier, tourna à gauche et pénétra sur un vaste terre-plein qui devait être la place d’armes. Des alignements de mechtas entouraient la place. Tout au fond, un long bâtiment en rez-de-chaussée fermait la perspective. Nous y avions bu une bière la veille. C’était le Foyer.
À deux mechtas du Foyer, le conducteur tourna et s’arrêta un peu plus loin devant une porte ouverte.
— Vous êtes arrivés. Vos camarades élèves sous-officiers sont déjà là . Salut !
Il fit ronfler le moteur et nous eûmes à peine le temps de descendre précipitamment avec sacs et valises avant qu’il redémarre à toute vitesse. Nous entrâmes dans la vaste pièce qui contenait des lits à double étage ainsi qu’une douzaine de jeunes de notre âge, très bruyants et excités qui allaient et venaient. On nous regarda pénétrer sans nous accueillir ; manifestement nous étions des étrangers au groupe. Finalement quelqu’un nous interpella et nous demanda ce que nous voulions.
— Voir un responsable du peloton pour nous présenter. Nous sommes mutés au peloton d’élèves sous-officiers.
— Salut ! Vous êtes arrivés. Le bureau du chef de peloton est à côté. Tu veux que je t’y emmène ?
— Oui, merci.
Le sous-lieutenant, aussi jeune et mince que nous, leva des yeux d’un bleu pâle en répondant « Entrez ». Celui qui nous avait pilotés s’était mis au garde-à -vous et lança d’une voix forte :
— Brigadier Alonso ! À vos ordres, mon lieutenant ! [Un sous-lieutenant est appelé « mon lieutenant ». Le « mon » est le diminutif de « Monsieur », Monsieur le lieutenant ici. ] Deux nouveaux arrivants, mon lieutenant !
— Merci brigadier. Rompez !
Instinctivement, nous avions rectifié la position en entendant notre cicérone se présenter. Apparemment, le genre de la maison était « service - service ». D’ailleurs le silence durait pendant que l’officier nous examinait longuement. Finalement il prit la parole :
— Présentez-vous, messieurs.
Je gueulai comme l’avait fait le brigadier : « Dragon Queniau ! À vos ordres, mon lieutenant ! » À la suite de quoi mon équipier m’imita : « Dragon Onfroy ! À vos ordres, mon lieutenant ! » Apparemment, dans la boutique, il fallait surjouer son rôle de beau et fringant militaire.
L’un après l’autre, après le coup-de-bouc [Salut tête droite et haussement du menton en direction de la personne saluée] réglementaire quand on est tête nue, nous déclinâmes ainsi notre identité, précisant ensuite que nous étions arrivés la veille et que nous avions eu droit le matin à la présentation au colonel.
— Ah ! Je pensais à vous, justement. C’est lui, notre chef de corps, qui m’a téléphoné pour m’annoncer votre arrivée. On va vous conduire au fourrier pour que vous touchiez le complément de tenue, djellaba etc… Nous ne sommes pas des Biffins [ Infanterie ] ; nous appartenons à la Bazane, en clair à la Cavalerie, qui se doit d’être toujours impeccable. N’oubliez jamais cette règle élémentaire ! Ne vous laissez donc pas refiler n’importe quelle frusque par le fourrier. Je les connais, ces lascars. Vous allez aussi vous rendre chez l’armurier pour y recevoir l’armement nécessaire. Vous aurez droit à un fusil MAS 49-5, calibre 7.5 comme le fusil MAS 49 dont vous avez sans doute été doté pendant vos classes. Celui-ci a deux particularités ; il tire en mode semi-automatique et peut balancer une grenade jusqu’à 150 mètres. Ce que vous ferez pendant un exercice. Vous aurez aussi des munitions, et pas enveloppées dans un sachet de serge comme en métropole. Vous tirerez ici à balles réelles sur un ennemi réel. J’oubliais : vous pouvez y adapter une baïonnette. Intéressant pour le corps à corps. Ne me regardez pas comme ça. J’ai l’intention de faire en six semaines de ce peloton un corps d’élite. Vous aurez donc le privilège d’aller au contact de l’ennemi. J’ai bien dit « ennemi ». Nous n’adopterons pas la phraséologie hypocrite et ne parlerons donc pas des « opérations de maintien de l’ordre ». Je dois faire de vous des combattants. Donc vous combattrez et vous dégommerez les fells. Rompez !
Nous sortîmes après un salut rigide et saccadé, menton levé vers le plafond, aussi éberlués l’un que l’autre.
— Tu le crois ?
— On est tombé dans quel traquenard ?
Le secrétaire de l’officier arriva dans notre dos et passa devant nous en murmurant :
— Fermez-la, les métropolitains. Il pourrait vous entendre. Bienvenue chez le roi Ubu.
Puis il poursuivit à voix normale : « Le chef de peloton m’a demandé de vous conduire. Suivez-moi. On passe d’abord chez le fourrier. »
C’est assez abattus que nous rejoignîmes la chambrée où nos camarades nous regardèrent entrer avec un petit sourire.
— Alors, les « métros », contents d’avoir vu notre sous-bite [Sous-lieutenant, en argot militaire] ?
— Euh…
« Ça surprend, il n’y a pas à dire ! » commenta un costaud, un grand sourire aux lèvres. « Il va pourtant falloir s’y faire. C’est un Polytechnicien qui a vu le saint Graal. Il s’est déjà illustré au régiment en menant un peloton comme si c’était une troupe de chevaliers du roi Arthur. Il a aussi pour la Légion et les Longs-nez [Parachutistes. On dit aussi : les « Lézards »] les yeux de Chimène. Notre colon lui a offert un beau jouet en lui donnant le commandement du peloton d’élèves sous-off. D’un autre côté c’est un professionnel, même s’il est jeunot. Tout le monde s’accorde à le reconnaître. Mes bons compagnons, on ne va pas s’ennuyer avec lui ! »
Un adjudant moustachu, grand, brun, maigre et sec comme un cep de vigne, entra en coup de vent et brailla :
— Tout le monde derrière moi ! Au trot ! Direction, la salle de cours !
Dans un beau tumulte les trente élèves s’engouffrèrent dans une grande salle voisine, équipée de tables en métal et de bancs à piètement métallique. Ils étaient à peine assis qu’un tonitruant « Garde-à -vous ! » lancé par le sous-officier les remit debout pour accueillir leur chef de peloton.
Il entra, suivi d’un margis [Abréviation en argot militaire pour « maréchal des logis », premier grade de sous-officier dans la cavalerie. Souvent raccourci en MDL. Sergent dans l’infanterie ] presque aussi large que haut, leur fit face et les regarda en silence pendant plusieurs dizaines de secondes, parcourant les rangées d’hommes figés au garde-à -vous de ses yeux pâles. Enfin il parla d’une voix forte :
— Messieurs, je suis heureux de faire votre connaissance. Notre colonel vient de me confier votre formation. Mon nom est Geffray. Je serai assisté d’un sous-officier expérimenté, l’adjudant-chef Azzaro, ainsi que du maréchal des logis Bénichou qui a lui aussi combattu en Indochine. Belle carte de visite ! Ils sont à côté de moi. Je suis heureux également de vous annoncer officieusement votre promotion au grade de brigadier, pour ceux qui seraient toujours seconde classe. Nous serons rarement dans cette salle, le plus souvent sur le terrain. Des bandes plus ou moins importantes de HLL [Hors la loi. Abréviation utilisée par les militaires pour désigner les moudjahid] arrivent du Maroc voisin et transitent sur nos terres avant de rejoindre le nord de l’Oranie ou la willaya voisine. Nos camarades des autres escadrons font leur boulot. Ils seront pourtant contents qu’on leur file un coup de main. Autre sujet qui me vient à l’esprit : à la parade, le peloton marchera au pas de la Légion en chantant « La colonne », le chant du Premier Régiment Étranger de Cavalerie. Pour votre information notre colonel a commandé précédemment le Premier REC [Premier Régiment Etranger de Cavalerie]. Ce compliment lui fera plaisir. On va vous distribuer le texte, à connaître par cœur, et vous faire répéter. Du papier journal dans les poches du pantalon Battle Dress [Tenue de combat] pour que ça claque, au maniement d’armes, quand vous ramenez brutalement la main contre le futal [pantalon] ! Je veux que ça pète comme une détonation. Encore une fois, on n’est pas dans la Biffe mais dans la Cavalerie. Les cavaliers ont de la gueule, de l’orgueil ! Repos ! Asseyez-vous. Et maintenant nous allons réviser rapidement la théorie du déplacement « en tiroir » sur le terrain avant de nous projeter tantôt dans le djebel pour une application pratique. Je suis désolé de faire du B A BA pour un certain nombre parmi vous qui ont déjà été engagés dans un combat. Vous ferez partager votre expérience à vos camarades encore puceaux. Une dernière chose : j’ai fait disposer plusieurs manuels militaires sur les tables. Ils sont à votre disposition. Vous pouvez les demander à vos sous-officiers si vous souhaitez les emporter pour une soirée.
» J’en ai fini pour le discours d’introduction. On va distribuer un cahier à chaque homme. Vous y consignerez vos notes. J’en prendrai connaissance à ma convenance. Passons à la théorie de la progression en « tiroir ». Je ne vais pas aborder maintenant les éléments du camouflage, mais vous en connaissez l’essentiel : casser les formes, se fondre dans le décor.
» Première règle : on ne progresse dans un talweg, un creux, que si les crêtes sont « éclairées » par des voltigeurs en reconnaissance.
» Seconde règle : on respecte des distances de sécurité pendant tout le déplacement. On est en garde et on observe le terrain. L’ennemi peut être caché n’importe où.
» Troisième règle : un premier groupe d’appui A se positionne et couvre la progression du second groupe B qui se déplace en avant puis qui s’arrête et se positionne pour couvrir la progression du groupe A, lequel va le dépasser et se mettre en place loin devant B, et ainsi de suite. Nous allons travailler aujourd’hui cette règle.
J’écoutais d’une oreille de plus en plus distraite le ronronnement du cours. Je connaissais bien la théorie. Nous avions déjà joué à la guerre à Besançon. Mais mon esprit s’égarait et je songeais à l’algarade dans le petit tortillard. Le grand Bonin m’avait surpris et j’éprouvais un vif sentiment de honte. Oui, j’avais maté sa gonzesse. Mais elle m’avait, elle aussi, lancé de sacrées œillades. Oui, j’avais aussi discrètement caressé son bras nu en passant à côté d’elle et cela n’avait provoqué qu’un charmant et lascif sourire de sa part. Mais Bonin était absent ; c’est donc quelqu’un d’autre qui avait mis le mari au parfum. Onfroy ! C’est Onfroy ! Il me regardait d’un drôle d’air lorsque ça s’est passé ! C’est lui qui m’a sans doute dénoncé. Parce que l’agressivité de Bonin dans le train supposait qu’il savait.
Ce qu’il ne sait pas, c’est que j’ai été trompé par ma douce. J’ai cru que l’amour rimait avec toujours. Et je me suis retrouvé seul. Les prétendus amis me regardaient avec un drôle de sourire, à moitié de pitié, à moitié de dédain. Un gars qui ne peut garder sa bonne amie n’a pas bonne presse dans le monde des hommes. C’est un perdant. Un malchanceux. Un type à éviter. L’autre était beau parleur, avait sans doute aussi une belle gueule. Et il a emballé ma petite. Je suis resté sur le carreau, seul et marqué au fer aux yeux des autres. On s’était pourtant juré fidélité. Elle ne devait avoir qu’une cervelle d’oiseau, de paradisier flamboyant. Une jolie poupée. Comme dans la chanson :
« Une jolie fleur dans une peau d'vache,
Une jolie vache déguisée en fleur... »
Il ne manque pas de discernement, le grand Brassens ; elle m’a bien mené par le bout du cœur, la vache. Et la nana de Bonin a beau lui avoir passé la bague au doigt, elle n’en continue pas moins à faire de l’œil aux mâles du voisinage. Toutes les mêmes ! Mais je ne suis plus si bête !
Je repris pied dans le cours en entendant la formule mnémotechnique : Le DPIF. Le sous-bite qui planchait s’adressa alors à moi :
— Voyons, Queniau, veuillez nous rappeler, si vous vous en souvenez, ce qui se cache derrière cet acronyme.
Par bonheur, j’ai une mémoire excellente, je sais ce qu’est un acronyme et je répondis sans hésiter : « Direction, Point à atteindre, Itinéraire, Formation, mon lieutenant. »
Une lueur dansa dans les yeux pâles de l’officier et un sourire s’élargit sur sa face mince. Il hocha la tête. « Bien ! » et il continua le cours. Je n’étais pas sûr qu’il m’eût interrogé par hasard ; mon attitude devait être un peu trop déconcentrée et il pensait me surprendre dans ma rêverie. Il avait certainement déjà énuméré les quatre composants du sigle, avait observé que j’étais dans la lune et pensait me confondre. Du coup, je m’interdis de replonger dans la brume triste de mes souvenirs et je fixai mon attention sur le sous-lieutenant qui me lança à plusieurs reprises un regard scrutateur.
L’après-midi, comme prévu, nous embarquâmes dans des Dodges 6x6 et prîmes la direction de la hamada proche. Nous n’étions que vingt, soit les deux tiers du peloton. À quelques kilomètres, à peu de distance de la bande sombre des djebels qui se dressaient vers le ciel, nous descendîmes et nous nous rassemblâmes autour de notre chef de peloton. Il nous avait astucieusement divisés en trois groupes : le premier avait été projeté depuis plus d’une heure devant nous et s’était embusqué pour nous dresser une embuscade. Nous ne le savions pas encore. Le second groupe de dix, munis de fusils, fut briefé par Geffray.
« Vous formez un groupe de combat. Vous savez que la formation qui vous est dispensée est celle de chef de groupe porté, référence CA2. Vous devez être apte en fin de formation à commander un groupe de combat. »
Après avoir jeté un coup d’œil sur son papier il ordonna : « Alonso ! Vous avez déjà accroché les fells. Je précise aux bleus de ce peloton que vous avez été décoré de la Médaille militaire et je veux vous voir avec votre ruban jaune quand on rendra les honneurs au colonel. Vous allez prendre le commandement du groupe pour la manœuvre. Votre mission : reconnaître l’entrée d’une vallée à deux kilomètres devant nous. Précisez bien à vos hommes le motif de vos ordres. On va vous donner des cartouches à blanc. Vous avez l’ordre de les tirer en cas de nécessité. Le reste des élèves suivra à deux cents mètres derrière, à mes côtés. L’ennemi peut surgir désormais à tout moment. Soyez sur vos gardes. »
Le reste de la leçon était prévisible. Nous avions noté qu’il manquait un tiers du peloton et il n’était pas difficile de deviner qu’il était embusqué dans le djebel, sous la houlette experte de l’adjudant-chef et du margis qui avaient disparu. Un vieux briscard comme Alonso le voyait comme le nez au milieu de la figure mais il resta de marbre. Le ciel était d’un bleu transparent et l’air était frais. La promenade sur l’aride plateau caillouteux ne manquait pas de charme. À l’approche du djebel nous découvrîmes l’entrée du défilé, marquée par quelques touffes d’une herbe d’un vert pâle jauni par endroits. De petits arbres réussissaient à survivre, des jujubiers épineux, des caroubiers et des acacias, entourés de coloquintes, de tamaris, de touffes de thym et de thuyas. Un oued devait sortir parfois du défilé mais il était à cette époque complètement sec. La suite des événements n’offrit aucune surprise. Alonso envoya de chaque côté de la petite vallée deux éclaireurs avec lesquels il discuta grâce aux radios SCR-536, des talkie-walkies. Mais cette précaution s’avéra insuffisante ou les voltigeurs manquaient d’attention et d’expérience. Le groupe qui progressait dans le talweg se trouva soudain pris dans une pétarade assourdissante et des silhouettes se matérialisèrent brusquement. Dans le silence qui suivit cette débauche de détonations on put tous entendre la voix grave de l’adjudant-chef qui lançait : « Eh bien, vous êtes tous morts, les gamins ! Il va y avoir du boulot, mon lieutenant. »
Chapitre 8 - Le colonel Lotfi
Le colonel Dghine Boudghene Bénali, qui avait choisi comme nom de guerre celui de Lotfi, un écrivain égyptien qu’il admirait, avait fini la lettre destinée à sa femme, Mechiche Fatima. C’était un bel homme, mince et athlétique, au front haut, à la large mâchoire énergique, le teint clair et les yeux bleus. Il laissait pousser une moustache soigneusement taillée. Ses élégantes lunettes lui conféraient l’apparence d’un instituteur.
Il était nostalgique. Voilà bien des mois qu’il ne l’avait pas revue ainsi que leur fils, et cet éloignement le rendait triste quand il y pensait. Mais ses responsabilités étaient trop prenantes et on avait besoin de lui. Il était né vingt-cinq ans plus tôt à Tlemcen, à l’ouest d’Oran, et y avait fréquenté l’école avant de poursuivre ses études à Oujda, au Maroc. À vingt et un ans il avait rejoint l’Armée de Libération et on lui confia très vite des responsabilités dont il s’acquitta avec intelligence et conviction. On lui confia la région de Bechar au début de 1957, avec le grade de capitaine, et il y causa beaucoup de dégâts aux forces d’occupation françaises. Il se retrouva en peu de temps bras droit du colonel Boussouf, chef de la wilaya V. Puis le colonel Boumediene succéda à Boussouf, fut nommé peu de temps après chef d’état-major pour la zone ouest, et Lotfi devint à son tour en mai 1958 le chef de la wilaya V. Comme la plupart de ses homologues, il dirigeait ses katibas depuis un territoire étranger, en l’occurrence le Maroc.
Le colonel tapotait pensivement la branche de ses lunettes avec son crayon, tout en parcourant le courrier reçu de son ami le capitaine Si Zoubir. Ce dernier était un peu plus âgé que lui. Il avait combattu dans l’armée française en Indochine puis était revenu au pays, près de la frontière marocaine, et avait déserté en emmenant avec lui un convoi de vingt mulets chargés d’armes légères et lourdes. Un désastre pour les Français, une aubaine pour les djounoud ! Il avait grimpé dans la hiérarchie et avait été nommé capitaine, commandant un maquis dans la zone 1 de la wilaya V, près de Tlemcen. Le colonel avait la plus haute estime pour Si Zoubir. Mais la mise en place de la ligne Morice sur plus de trois cents kilomètres, le long de la frontière marocaine et tunisienne, empêchait désormais le ravitaillement et l’approvisionnement en armes et en munitions, au désespoir du capitaine. L’homme était un soldat teigneux et une forte tête. Il avait lu dans El Moudjahid que les dépenses d'aide sociale destinées aux combattants du Front s’étaient élevées à 250 millions et, comme tant d’autres soldats, il se demandait bien où était passé ce pactole. Il ignorait bien sûr que cette information était fausse et qu’elle était le résultat d’une intoxication des Services secrets français. Il décida froidement de passer au Maroc sans l’autorisation de ses supérieurs et de se rendre à Oujda, où résidaient les membres de l’État-Major Général afin de comprendre ce qui se passait, pourquoi on ne leur faisait plus parvenir d’armement et pourquoi on laissait mourir de faim ses djounoud. Le train de vie des grands chefs le stupéfia. Voilà donc où étaient passés les 250 millions ! Ils vivaient comme des nababs, les grands chefs ! Des pachas ! Des émirs ! Grandes demeures luxueuses dotées de tout le confort ! Table abondante ! Ils se constituaient aussi une armée personnelle de dizaines de milliers de soldats, parfaitement armés, bien nourris et bien entraînés ! Tout ça pourquoi ? Pour rester l’arme au pied pendant que les maquisards erraient dans les djebels algériens le ventre creux, économisant chaque cartouche, pourchassés et matraqués par une armée française omniprésente. Que se cachait-il derrière cette stratégie ? Que voulaient-ils faire de cette force puissante maintenue au repos ? Quand se décideraient-ils à la faire intervenir ? Quand les Français seraient repartis en métropole, pour asseoir leur pouvoir en Algérie face à leurs rivaux ? Et le petit personnel trimait et trottait sur la hamada et dans les djebels, où il se faisait tuer, pendant que les puissants dépensaient l’argent de l’aide sociale qui lui était pourtant destiné ? Nâl dine oumouk !
Si Zoubir disait ce qu’il pensait et tant pis si ça ne plaisait pas aux puissants. Il eut des mots avec le colonel Boumediene, chef d’État-major Ouest, avec le commandant Othmane, son adjoint, qu’il estimait pourtant. Il demanda le rapport du ministre de la Guerre, Krim Belkacem, qui l’écouta et tenta de le calmer. Vainement.
Le colonel Lotfi grimaça en pensant une fois de plus à son ami Si Zoubir. Celui-ci aurait dû écouter les conseils de prudence qu’il lui prodiguait quand il le rencontrait. Il se gardait bien de lui écrire le fond de sa pensée ; sans être particulièrement paranoïaque, il connaissait le dessous des cartes. Il redoutait particulièrement les menées souterraines du ténébreux commandant Boussouf, le chef du Service de renseignement aux ordres de Boumediene. Zoubir se mettait de plus en plus dans une position de rebelle ; il risquait fort d’être arrêté et fusillé, à moins que Boussouf ne lui envoie une équipe de tueurs qui l’exécute sans autre forme de procès. Le colonel était prêt à soutenir son ami mais ne voyait pas l’intérêt d’aller au martyre. La Révolution avait besoin de lui. Le clan de Tlemcen, comme on appelait la bande des colonels d’Oujda, était formé d’analphabètes, uniquement préoccupés de ne pas se faire marginaliser par le GPRA toujours plus ou moins en négociations larvées avec le pouvoir politique français. Depuis le 16 septembre 1959 et la proposition du général De Gaulle d’accorder le droit à l’autodétermination aux Algériens, les émissaires plus ou moins officiels se croisaient et complotaient dans l’ombre. Bousssouf, Boumediene, Bouteflika, Belkacem et quelques autres observaient de près ces interminables manœuvres souterraines. Le sort des stupides djounoud courant sur la hamada et au fond des ravins ignorés d’Allah ne leur importait que dans la mesure où ils en tiraient un bénéfice. Le colonel Lotfi ne l’ignorait pas et en était désespéré. Ce n’était pas ainsi qu’il concevait la Révolution socialiste et il avait dénoncé à Fehrat Abbas « ces colonels qui rêvent d’être des sultans au pouvoir absolu ». Lorsque, au Caire, le président du GPRA lui avait demandé de préciser sa pensée, il s’était contenté de répondre : « Ce sont des hommes qui dérivent vers un état d’esprit fasciste et vous savez très bien de qui je parle. »
Chapitre 9 - Chasse à l’homme
La routine s’était installée dans la vie de notre peloton d’élèves sous-officiers.
Nous avions des séances en salle de cours alternant la théorie du combat et le montage et démontage des armes. Nos sous-officiers nous avaient répété que notre arme était aussi précieuse que nos yeux ; c’était notre seule assurance sur la vie. Mais elle était aussi fragile et elle méritait toute notre attention et tous nos soins. On voulait bien les croire.
— On vous a appris en métropole à graisser et huiler votre arme. C’est parfaitement adéquat là -bas où il pleut souvent. C’est totalement à exclure ici, en atmosphère très sèche et poussière omniprésente. Rien de tel pour enrayer une arme que le cambouis : graisse plus poussière. Donc démontage, nettoyage à sec méticuleux et remontage. C’est tout. Un soupçon d’huile en certains points bien identifiés. Mais rappelez-vous : démontage et nettoyage dans les plus brefs délais ! Et le préservatif roulé sur le canon pour empêcher la poussière d’y rentrer !
Nous nous déplacions très souvent, le jour, et parfois la nuit, sur le terrain. Nous mettions en pratique l’enseignement que nous recevions.
« C’est comme ça que ça rentre : par les pieds ! » jubilait l’adjudant-chef Azzaro, un immense sourire sur sa face maigre et bronzée.
Déplacement silencieux en colonne, progression en terrain non sécurisé, « bonds » en ligne pour franchir une zone dangereuse, bivouacs sous la lune dans un paysage minéral, nous eûmes droit à tous les cas de figure. On nous fit même sauter en marche depuis les « bahuts » roulant à faible vitesse afin d’encercler rapidement une position supposée tenue par des djounoud.
Le baptême du feu eut lieu plus tard.
Ce jour-là , une petite bande de quelques HLL [hors la loi. Sigle souvent utilisé pour désigner les maquisards de l’ALN] – nous disions simplement fells – avait franchi la frontière algéro-marocaine à la hauteur de l’ancien douar [village ou campement d’une tribu] de Meridja, bien au sud du Barrage, et devait sans doute tenter de remonter vers le nord de la wilaya. « Ce sont certainement des messagers qui portent des ordres et transportent en même temps quelques armes » jugea Azzaro. « Une compagnie de la Légion a été lancée sur leurs traces. Les différents escadrons de notre régiment vont se positionner pour les encercler. Nous devons fermer la nasse. Ce ne devrait pas être trop compliqué. »
Son pronostic était faux.
La hamada du Guir s’étend depuis Kenadsa jusqu’à la frontière marocaine.
Le Guir est un oued venant du Maroc, qui traverse une vaste zone montagneuse orientée ouest-est, le chebket [littéralement "toile d’araignée". Massif montagneux au relief éclaté] Mennouna, de vingt kilomètres du nord au sud sur soixante de largeur, avant d’arroser une vaste plaine et de rejoindre l’oued de la Zousfana plus au sud pour former l’oued Saoura. Le village d’Abadla est adossé au sud de cette montagne. Un escadron de notre régiment y était stationné dans un bordj, près de la route qui s’insère entre le Mennouna et le djebel Bechar pour rejoindre Colomb-Bechar à une centaine de kilomètres de là . On nous avait dit que le chebket Mennouna offrait une configuration idéale pour s’y dissimuler et que des dizaines de maquisards pour le moins le hantaient régulièrement. Au nord, les vallées allaient dans tous les sens ; au sud, la montagne offrait un profil plissé, comme les vagues de la mer, ce qui était très poétique mais qui laissait aussi supposer de longues vallées et beaucoup de grottes pour s’abriter et se dissimuler.
On pouvait supposer que les djounoud qui nous arrivaient du Maroc connaissaient parfaitement la géographie de la région, et même qu’ils avaient sans doute un guide issu de Bechar, de Meridja ou de Kenadsa. Ils savaient que Meridja se trouve à vingt kilomètres de la frontière en venant du nord-ouest et que les contreforts du chebket Mennouna sont à moins de dix kilomètres de Meridja. Il leur fallait seulement donner du tour à ce douar, déclaré zone interdite aux populations autochtones dans le cadre du regroupement, et seulement fréquenté par un escadron du 26e Dragons qui y stationnait dans un fortin. Un voisinage à éviter ! Ils devaient aussi savoir que le chebket Mennouna est prolongé par une langue rocheuse qui atteint presque la frontière, à l’ouest de Meridja. La progression y est plus difficile mais beaucoup plus sécurisée et à l’abri des regards ennemis.
Les Dodge nous emmenèrent sur la piste qui longe le chebket Mennouna au nord, traverse l’oued Guir et rejoint Meridja un peu plus loin. Nous quittâmes la piste après la traversée de l’oued et les bahuts cahotèrent sur la hamada en infléchissant leur direction vers le sud-ouest. Nous avions très vite compris que le reg – autre nom de la hamada – n’est pas un plateau parfaitement horizontal ; des dépressions légères le creusent, des rochers plus ou moins importants le parsèment. Les fells qui arrivaient vers nous auraient dû être visibles sur ce plateau que le vent a érodé depuis des milliers d’années. Mais ils utilisaient avec un art consommé ces talwegs à peine marqués pour disparaître au regard. Nous avions pu surprendre une conversation de notre sous-lieutenant et nous savions que les fells arrivaient de cette prestigieuse province du Tafilalet, ancienne porte du Sahara tombée désormais dans l’oubli mais qui, pendant une éternité, avait constitué un centre de commerce et de passage entre le Maroc et le Soudan, balad es-soûdân, le « pays des Noirs », par où transitaient le sel et les iklan, terme qui désigne les esclaves en tamasheq, la langue des Touareg qui les achetaient depuis bien des siècles aux rois des pays du golfe de Guinée – Mali, Niger et Soudan. La porte était désormais fermée depuis que la France avait fait passer à cet endroit la frontière entre le Maroc et l’Algérie, quoique le Maroc ne manquât pas une occasion de revendiquer les territoires qu’il considérait toujours comme siens.
C’est un Piper, avion de reconnaissance de l’ALAT [Aviation légère de l’armée de terre], effectuant une patrouille de routine le long de la frontière, qui avait repéré au soleil levant le petit groupe, aux ombres démesurément allongées. L’officier observateur qui balayait le désert de ses jumelles avait demandé au pilote : « Il y a des djounoud en bas. Ne dévie pas de ton cap pour laisser croire aux HLL qu’ils n’ont pas été repérés. Ils marchent plein est. »
L’avion léger avait poursuivi son vol à 160 km/h vers le nord. Mais la chasse à l’homme avait aussitôt été lancée par un appel radio. Les trois pelotons basés à Meridja avaient été déposés pour verrouiller le nord de la position estimée des djounoud. Ceux d’Abadla étaient montés vers le nord-ouest pour fermer la porte vers le sud. L’escadron de Kenadsa augmenté du peloton des élèves sous-offs avait foncé pour prendre position à l’ouest du massif de la Mennouna. Plus de cinq cents hommes avaient été déployés pour capturer quatre ou cinq hommes ! Cela suscita nos quolibets jusqu’à ce que notre vieux loup d’Azzaro – il était aussi efflanqué qu’un loup et il nous semblait très vieux – nous dise d’une voix douce : « Riez, mes enfants, riez ! Ce ne sont pas des fells ordinaires. Ce sont des messagers. Ils ont de la valeur et il faut essayer de les capturer vivants. Voilà pourquoi on déploie toute cette piétaille. Et attendez de vous retrouver en face d’eux. Ils sont capables de se faufiler dans votre dos sans que vous les voyiez ou les entendiez ! Ce sont des fantômes. »
En milieu de matinée nous étions à pied d’œuvre, le chebket Mennouna dans notre dos, tournés vers l’ouest d’où les affreux HLL devaient arriver, et bien décidés à faire mentir Azzaro. Il allait voir, le vieux loup, si les fantômes allaient passer ! Le Piper fut entendu d’assez loin. Il arrivait dans notre dos et passa au-dessus de nos têtes en filant vers la frontière, distante de trente kilomètres. Une demi-heure plus tard il revenait vers nous puis il fit demi-tour et repartit vers l’ouest.
— Cela signifie qu’il n’a plus les fells en visuel. Il balaie le terrain. Ils ont dû voir arriver le « ventilo » [argot militaire : hélicoptère] qui transportait la Légion et qui a fait son largage entre la frontière et les fells. Les HLL ont certainement décidé de se mettre à couvert jusqu’à la nuit. En cinq heures de marche dans l’obscurité, ils peuvent arriver ici, monologuait l’adjudant-chef. En tout cas, c’est ce que je ferais à leur place. Je me faufilerais entre les p’tits Roumis somnolents et je gagnerais le chebket Mennouna. Adieu Berthe ! Bien le bonjour chez toi !
Aucun de nous ne répondit à notre mentor. Nous respections son expérience et nous comprenions son raisonnement mais les « p’tits Roumis somnolents » passèrent mal et nous jouâmes aux gens blasés et inattentifs. Azzaro nous jeta un coup d’œil et eut un sourire satisfait. Chacun s’installa du mieux qu’il put pour supporter cette interminable journée de guet mais notre sous-bite avait reçu ses ordres et nous fûmes invités à nous mettre en marche vers l’ouest. Cent cinquante hommes en ligne, espacés tous les cent cinquante mètres, peuvent battre une vingtaine de kilomètres. Nous avions ordre de progresser lentement et cette battue était compliquée par les accidents de terrain, les dépressions où poussaient de rares buissons, les crêtes rocheuses susceptibles de dissimuler les maquisards. Il ne fallait rien négliger. Les autres escadrons devaient procéder de la même façon et restreindre avant la nuit les dimensions de la nasse dans laquelle se trouvait le groupe de fells. La fraicheur matinale était remplacée par une chaleur agréable. À cette époque de l’année, on n’est pas encore écrasé par le soleil torride de juillet qui peut faire monter la température à 40° C. Néanmoins je consommais avec parcimonie l’eau de mon bidon. Nous communiquions par signes avec les voisins. La consigne était de faire totalement silence. Plusieurs voltigeurs dotés de radio progressaient en avant et éclairaient l’escadron. Cinq heures après une progression très lente, nous vînmes au contact des deux autres escadrons sur chacun des côtés et l’ordre arriva de stationner. Le Piper était revenu deux fois au-dessus de nous et il n’avait semblait-il pas réussi à retrouver les djounoud.
Nous en profitâmes pour casser la croûte chacun pour soi, isolé dans son coin, en ouvrant la ration individuelle qu’on nous avait distribuée au départ. L’après-midi s’étira ensuite lentement sous le ciel bleu pâle et le soleil joyeux. J’avais envie de profiter de la belle journée pour faire une sieste mais j’étais encore plus désireux d’attraper les fells qui devaient se trouver devant nous. Le paquet jaune de cigarettes de Troupe algériennes fut mis à contribution et il fut vidé avant la fin du jour. J’avais la bouche amère après avoir fumé toutes ces clopes de tabac brun au goût âcre. Je n’étais pas le seul à tuer le temps de cette façon et je pouvais observer mes proches voisins qui portaient eux aussi la main à la bouche périodiquement. Nos sous-officiers circulaient le long de notre ligne ainsi que les trois camarades qui avaient été désignés provisoirement pour la journée chefs de groupe, et qui avaient donc chacun la responsabilité de dix condisciples. Ils patrouillaient gravement au long des quinze cents mètres en observant la hamada et en murmurant une plaisanterie quand ils passaient devant nous. Le soleil déclinait vers le couchant. Le MDL-Chef Bénichou promena sa silhouette trapue jusqu’à nous et annonça en passant que, maintenant, les loups allaient sortir du bois en même temps que la nuit.
— La fête commence maintenant ! insista-t-il. Ouvrez bien les yeux et les oreilles. Je suis prêt à parier qu’ils vont tenter de franchir le cordon sanitaire, et ça peut être n’importe où sauf du côté de la Légion. On peut être tranquille pour ça ; ils savent exactement quelle troupe a été larguée entre eux et la frontière ! Ça peut être ici, Queniau ! insista-t-il, au cas où j’aurais été un peu dur de la feuille. Tu ne vas plus voir grand-chose dans une demi-heure. Fie-toi à ton oreille, mais garde aussi ton sang-froid. Il ne faut pas déclencher un feu d’artifice au moindre prétexte. Et les cigarettes sont maintenant interdites. D’une part on les voit brasiller de loin dans la nuit, et d’autre part le djounoud a du flair et sentirait l’odeur de la fumée de tabac à cent mètres. À moins que tu sois volontaire pour un « sourire kabyle »…
— Non, Chef ! Oui, Chef ! J’ai bien compris.
— Et fais gaffe ! Tu vas avoir envie de dormir dans quelques heures. Nous n’avons pas les moyens d’établir un tour de garde. Nous sommes tous de garde. Compris ? Le mot de passe cette nuit est « Meridja ».
Bénichou poursuivit sa ronde et s’arrêta devant le voisin, cent cinquante mètres plus loin, avant de s’éloigner une minute après. Je comprenais bien la nervosité du Chef. Nous n’étions pour lui que des gosses jouant à la guerre, des puceaux, comme il avait coutume de dire, de façon très désobligeante, trouvions-nous. Et il est vrai que nous n’avions pas encore expérimenté la mort de près. Il avait peur, comme sans doute Vieux Loup, de notre inexpérience et des sottises qu’elle pouvait provoquer.
La nuit tomba brutalement après une dernière et splendide illumination à grand renfort d’immenses nuages jaunes puis rouge orange et violets tragiquement déployés au-dessus de l’horizon. Je voyais mes camarades de chaque côté ; l’instant d’après, je ne les voyais plus. Je restai tout seul, devinant seulement leur vague présence lorsqu’ils faisaient quelques pas pour se dégourdir les jambes, après que mes yeux se furent accoutumés à l’obscurité. La lune n’était pas encore levée. J’écarquillais les yeux, m’attendant à tout moment à voir se matérialiser l’un de ces fantômes dont on avait parlé pendant la journée.
Après qu’un temps infini se fût écoulé – pas plus d’une heure, constatai-je avec dépit en regardant le cadran de ma montre et les aiguilles phosphorescentes – je me fis la réflexion que les fells n’allaient pas tenter immédiatement de franchir le cordon sanitaire. Si j’étais à leur place, j’attendrais le milieu de la nuit pour avancer, que les Roumis soient bien fatigués et que leur tension nerveuse ait baissé. Pas trop tard non plus, car la lune allait se lever après quatre heures et elle éclairerait faiblement le reg. Je savais qu’elle était gibbeuse. Je l’avais constaté au petit matin en allant uriner. Sa lumière n’était pas encore très forte. Cependant elle nous aiderait notablement à surveiller la hamada.
J’entendais par moments des bruits étouffés le long de la ligne formée par l’escadron, des cailloux qui sonnaient sous les rangers d’un camarade qui avait des fourmis dans les jambes, un bidon qui provoquait un bruit métallique lorsqu’il heurtait une pierre, une toux mal retenue. Ces bruits pourtant lointains prenaient une dimension énorme dans le silence. Je me pris à espérer que les salopards qui allaient tenter de franchir notre ligne feraient eux aussi sans le vouloir quelques bruits pendant leur approche qui me permettraient de les identifier et de donner l’alerte. On se rassure comme on peut.
Après plusieurs heures de veille, j’avais de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts. Le ciel nocturne piqueté d’étoiles très brillantes, incomparablement plus éclatantes que dans les rues de Kenadsa éclairées par les réverbères, la paix et le silence qui agissaient comme lorsqu’on demeure longtemps dans la nef d’une église déserte, provoquaient en moi une détente, un relâchement général semblable à celui qui accompagne le glissement dans le sommeil. En même temps, une alarme se déclencha dans mon esprit : Attention ! Tu vas t’endormir pour de bon !
Je me mis à marcher un peu de long en large, en faisant attention à ne pas cogner les pieds dans une pierre, le fusil braqué devant moi, la crosse au pli du coude, le doigt sur le pontet et tenant le fût dans la main gauche. Après quelques minutes de marche circulaire, je m’assis sur un rocher pour reposer mes jambes et je m’autorisai à songer à ma vie d’avant, du temps où j’étais un civil. Inévitablement, je pensai à Martine, cette rouée, cette traîtresse de Martine. Non moins inévitablement je pensai aussi à mon bon copain, Marcel, qui m’avait soufflé celle que je considérais comme ma fiancée. Des images défilaient dans ma tête, des scènes tant de fois vues et revues revenaient encore une fois. J’essayais de comprendre comment j’avais perdu Martine, pas plus avancé que le premier jour où j’avais pris conscience que mon bonheur s’était enfui. Je me réveillai soudain. Assis sur le rocher, les coudes appuyés sur les cuisses et la paume des mains soutenant la tête, j’avais basculé d’un coup dans le sommeil. Depuis combien de temps ? Je me saisis du fusil qui reposait en travers sur mes cuisses et je me relevai péniblement pour effectuer une nouvelle marche en rond. Mes muscles étaient noués et mon dos me faisait souffrir. Après quelques minutes, je m’autorisai à m’asseoir de nouveau et je plongeai encore dans les souvenirs d’avant. Avant l’armée. Avant l’Algérie.
Un bruit sur ma gauche m’avait tiré de ma rêverie. Quelqu’un marchait sans prendre beaucoup de précaution et s’approchait de moi. Je ne pouvais pas encore le voir mais il était temps de me manifester. Ce devait être le sous-lieutenant ou l’un des sous-officiers. Je saisis le MAS et me levai à moitié, lançant à voix retenue :
— Qui va là  ?
— Meridja !
Une silhouette se matérialisa à quelques pas de moi. Je soufflai. L’autre s’approcha et demanda à voix basse :
— Tu es qui ? Moi, c’est Alonso.
Alonso, mon copain et chef de groupe pour la journée.
— Queniau.
— Bien. L’adjudant-chef est un peu inquiet. Il m’a demandé de faire une ronde et de dire aux gars du groupe de faire gaffe à ne pas piquer un roupillon. C’est l’heure où les yeux se ferment ! C’est aussi l’heure où les gusses en face peuvent nous tomber sur le poil. Donc, reste en alerte. Mais ne tire pas non plus sur une pierre qui ne t’a rien fait. Salut !
Je ne répondis pas. Je savais trop bien – hélas ! – que je pouvais piquer un roupillon. Il n’y avait rien à répondre à cette mise en garde murmurée. L’adjudant-chef pouvait légitimement se méfier d’une bande de jeunes soldats en garde depuis plusieurs heures, énervés par l’attente, et angoissés par la nuit, le silence gros de monstres muets et de cinq fells aguerris aux aguets pendant qu’ils s’approchaient de nous.
Les heures de la nuit coulèrent trop lentement. Vers trois heures, j’eus la visite du sous-bite en personne qui passait en revue tous les hommes de son peloton et s’assurait que chacun assurait bien sa garde. Un peu plus tard, j’entendis du bruit loin sur ma gauche et je vis de la lumière, ce qui me surprit et m’inquiéta. Une lampe de poche s’agitait et j’entendais même des voix. Qu’est-ce qui pouvait motiver une telle entorse aux règles de discrétion vigoureusement martelées ? Je vis alors, loin sur ma droite, des lumières qui s’allumaient aussi. Une rumeur naquit et se fit de plus en plus forte. Manifestement, des hommes se mettaient en marche là -bas. Ils venaient vers nous. Je vis alors le camarade qui se tenait sur ma gauche qui semblait venir lui aussi vers moi. Il s’approchait encore et je finis par le voir plus distinctement grâce à la lune qui s’était levée. Il me dit quand il fut près de moi :
— C’est fini. Les fells ont réussi à passer et ils ont assommé l’un des nôtres. Je n’en sais pas plus. C’est mon voisin de gauche qui m’a transmis l’information. Tu dois la passer toi aussi au gars qui est sur ta droite. Il en fera autant et ainsi de suite. Tu piges ? L’ordre est de rejoindre le PC qui se trouve loin sur la gauche. Il y a une piste qui passe tout près. Les bahuts vont venir nous prendre là -bas. Ceux qui sont tout au bout ont été prévenus par radio. Je t’ai passé la consigne et j’y vais. À tout à l’heure.
— Merci. À tout à l’heure.
Il fit demi-tour et je le perdis très vite de vue dans la nuit. Je pris alors la direction des lumières qui étaient apparues loin sur ma droite et, au bout de cent cinquante mètres, je tombai sur mon voisin qui fut tout heureux lui aussi de savoir ce qui se passait. Ma mission remplie, je fis à mon tour volte-face, le laissant prévenir le suivant, et je repartis vers la gauche, trébuchant parfois en jurant dans un caillou invisible, attiré par les lumières de plus en plus nombreuses à une distance que je ne pouvais évaluer, loin sur la gauche.
Beaucoup plus tard, lorsque nous eûmes rejoint en Dodge 6x6 notre logement à Kenadsa, chacun donna les informations qu’il avait pu glaner. Elles étaient contradictoires et nous décidâmes sagement d’attendre que nos supérieurs nous éclairent. D’après l’un, plusieurs sentinelles avaient été égorgées. Un autre affirmait qu’un petit commando avec Azzaro s’était lancé sur les traces – si l’on pouvait dire – des fells. L’information fut aussitôt démentie par quelqu’un qui avait vu Azzaro descendre d’un bahut dans la cour de la caserne. L’avis général fut qu’il était dans tous les cas impossible de suivre des traces en pleine nuit et sur un sol caillouteux. Une chose était sûre : ces satanés maquisards s’étaient fait la malle malgré le déploiement de centaines d’hommes. Incroyable !
— Vous vous rappelez ce que racontait Azzaro quand on est parti ? Notre Vieux Loup a exactement prophétisé ce qui allait finalement se passer !
Nous bûmes, songeurs, un grand quart d’eau, puis nous nous étendîmes sur nos lits avec soulagement. Il nous restait peu d’heures à dormir ! Quant à moi, je perdis conscience dès que j’eus fermé les yeux avec un rare sentiment de béatitude. J’étais en sécurité ici et les égorgeurs cavalaient bien loin, dans le chebket Mennouna. Je leur souhaitais bien du plaisir ! Je préférais mon lit au sol froid et dur d’une grotte.