L'Armée rouge, selon Muret

histoire des guerres de l'ouest Muret

"Théodore MURET a publié plusieurs ouvrages sur les guerres de Vendée et de Bretagne, dont l'Histoire des guerres de l'Ouest..

Cette somme parut en 1848. Remarquable pour sa clarté, l’Histoire des Guerres de l’Ouest se caractérise par l’abondance et la fiabilité des informations, le rejet des contradictions et des discours partisans qui émaillaient jusque-là la plupart des livres consacrés au sujet. On ne peut que saluer ce souci d’objectivité quand on se souvient que la même année, dans son Histoire de la Révolution française, Michelet se déchaînait jusqu’à l’invraisemblance contre la Vendée… " (éditions Pays et Terroirs.)

Nous donnons ici le passage (tome IV) qui concerne le périple de l'Armée Rouge, à comparer avec le récit fait par le comte de Puisaye.

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Chapitre VII

Tinténiac avait accompli son débarquement le 11 de grand matin, à Saint-Jacques, en face du château de Suscinio, et culbuté trois cents républicains qui essayèrent de s'y opposer. Il se porta sur le champ vers Sarzeau. La garnison, grosse des fuyards de Saint-Jacques, formait huit cents hommes. Ce poste fut enlevé de vive force. De là Tinténiac se dirigea, le 11 au soir, sur Elven. La voie la plus directe pour aller à Baud était de traverser la grande route de Vannes à Rennes, à la hauteur du bourg de Theix, en laissant Elven à une lieue et demie sur la droite. Un détour d'une lieue et demie semble avoir bien peu d'importance, et cependant, ici s'ouvre une des questions les plus controversées, les plus obscures de cette histoire. Aucune recherche ne nous a coûté pour l'éclaircir : nous avons consulté toutes les probabilités, recouru aux meilleurs avis, pesé toutes les versions pour en dégager la vérité : nous croyons être arrivé, sinon à la parfaite certitude, au moins à la plus grande vraisemblance.
Il existait une rivalité bien prononcée entre Puisaye et le comité qui avait entrepris, à Paris, la direction des affaires royales. Dans ses Mémoires, Puisaye consacre de nombreuses pages à sa polémique contre ce comité ; mais lui-même le grandit fort au delà de ses véritables proportions, par l'influence exagérée qu'il lui prête sur les événements. Dans ses discussions passionnées, il arrive souvent à Puisaye de dresser ainsi, involontairement, un piédestal à ses plus obscurs adversaires.
Ce qui pis est, il leur associe à tort et à travers des noms honorables. A époque où il écrivit, déchu du rôle qu'il avait joué, objet de violents reproches, il était irrité à peu près contre tout le monde ; il avait des torts graves à pallier. De là vient que ses Mémoires, fort curieux d'ailleurs, ne doivent être lus qu'avec la plus grande réserve, quand son amour-propre ou ses ressentiments se trouvent en jeu : tel est le cas pour la question qui nous occupe.
Que le comité de Paris, jaloux de tout diriger, ait vu avec déplaisir l'expédition de Quiberon, nous l'admettons ; qu'il ait feint de croire qu'un parti, dans l'émigration, voulait porter le comte d'Artois sur le trône, et qu'il ait écrit, en brodant sur ce thème : « Puisaye va effectuer une descente : voilà Monsieur roi de France, "nous l'admettons encore ; que ces obscurs intrigues aient fait du mal, beaucoup de mal, nous le savons également trop bien ; mais qu'ils aient pu avoir, dans les événements de Quiberon, la part que Puisaye leur assigne ; voilà ce qui paraît peu croyable. D'après le récit de Puisaye, c'était l'agence de Paris qui lui avait suscité déjà l'opposition de d'Hervilly. L'opiniâtre incapacité de ce dernier semble bien suffisante pour donner la clé de ses fautes. Mais cette guerre du comité parisien ne devait pas, suivant Puisaye, s'arrêter là, et un réseau mystérieux, tissu par Brotier, Despomelles et consort enveloppait la Bretagne tout entière. À Vannes, existait un comité royaliste. Ce comité se serait mis de moitié dans toutes les menées de l'agence Brotier. L'abbé Boutoullic, ecclésiastique fort respectable et fort dévoué, devient, en particulier, sous la plume de Puisaye, un artificieux agent d'intrigues. Prévenu à l'avance du débarquement de Tinténiac, le Comité de Vannes, muni de blancs-seings de l'agence parisienne, aurait fabriqué des instructions nouvelles qui enjoignaient à Tinténiac, de par le Roi, de se porter sur Elven, et cela dans le seul but de faire manquer le plan de Puisaye. Ces instructions auraient attendu Tinténiac à Sarzeau, et c'est sur leur foi qu'il se serait écarté de l'itinéraire convenu. De plus M.de la Vieuville aurait figuré dans ces menées et un exprès, envoyé par lui, se serait trouvé, à point nommé, sur le lieu du débarquement, pour attirer Tinténiac hors de sa route.
D'abord, le comité de Vannes put-il être averti assez à temps pour envoyer des instructions qui devançassent l'arrivée du général dans la presqu'île de Rhuys?
Avant de nous former un avis positif sur cette question, nous avons recouru aux lumières d'un des hommes les plus compétents, de l'honorable général Brèche, l'aide-de-camp, le digne ami de Georges Cadoudal. Nous ne pouvons mieux faire que de citer textuellement un extrait de sa réponse :

" On croit se rappeler avoir entendu dire à Georges, en 1803, que c'était dans la soirée du 8 qu'il avait été décidé que Monsieur de Tinténiac débarquerait à Saint-Jacques et Monsieur Jean Jan sur la côte nord de Lorient, pour se réunir à Baud et revenir ensemble sur Quiberon, afin d'attaquer l'ennemi par derrière, le 16 au point du jour. On tient aussi de Georges comme fait positif, que le temps qui s'écoula entre l'adoption et l'exécution de ce projet (le 9 et le 10) suffit à peine aux dispositions préparatoires et pour s'entendre avec le commodore anglais qui devait agir de concert. Or pour ne pas se trouver dans la dangereuse nécessité revenir sur des ordres donnés, M. de Puisaye n'a dû écrire aux chefs dans l'intérieur du pays qu'après avoir connu l'approbation du commodore qui pouvait, par un refus de coopérer au mouvement, faire avorter le plan. Ce n'est que dans la nuit du 9 au 10, au plus tôt, que M. de Puisaye aura expédié un courrier porteur de cette lettre ; mais par où, par quelle voie ? Les issues et la côte n'étaient-elles pas gardées continuellement, la nuit comme le jour, par les républicains ?
« Quoi qu'il en soit de la difficulté de sortir de Quiberon, on admettra que l'envoyé de M. de Puisaye est parvenu à tromper la surveillance de l'ennemi et que, le 10 au matin, il avait dépassé ses lignes. Mais il fallait trouver les chefs à qui la lettre était adressée, et ce n'était pas chose facile. Néanmoins on supposera encore, contre toute probabilité, que dans l'après-midi, le courrier avait rencontré l'un des chefs et que celui-ci, pouvant mieux et plus facilement que l'autre, faire parvenir les ordres de Monsieur de Puisaye, tous les chefs étaient prévenus dans la nuit su 10 au 11 c'est à dire seulement quelques heures avant l'arrivée de M. de Tinténiac à Sarzeau. Eh bien ! si le correspondant de l'agence n'était pas auprès du premier chef rencontré par le porteur de la lettre de M. de Puisaye, si, au moins, il n'a pas eu des rapports immédiats avec les autres chefs après la réception des ordres, comment a-t-il pu avoir connaissance assez à temps de l'arrivée très prochaine de Tinténiac, pour faire parvenir à Sarzeau, avant midi, dans la journée du 11, des instructions qui ne devaient, qui ne pouvaient pas être rédigées la veille au soir ? Non, M. de Tinténiac n'a pas reçu ces instructions à Sarzeau, ce n'est pas là que sa loyauté avait été trompée ; mais M. de Puisaye avait un grand intérêt à faire dater de Sarzeau la contravention aux ordres que M. de Tinténiac avait reçus avant de sortir de Quiberon, Plus tard, on verra pourquoi.»

Quant à La Vieuville, le rôle que lui prête Puisaye offre une impossibilité encore plus manifeste. Il commandait la division de Saint-Malo, presque à l'autre bout de la Bretagne. La magie seule expliquerait la présence de son émissaire dans la presqu'île de Rhuys, pour y recevoir Tinténiac. La magie seule expliquerait la présence de son émissaire dans la presqu'île de Rhuys, pour y recevoir Tinténiac.
Le petit détour de Tinténiac sur Elven avait une raison beaucoup plus naturelle. Le chevalier de Silz se tenait dans ce canton, aux environs de la forêt de Molac. Tinténiac désira joindre à sa division la troupe de M. de Silz, et enlever, par la même occasion un des principaux cantonnements des Bleus. La jonction se fit en effet près d'Elven, le 12, et ce poste fut emporté. De la garnison, peu d'hommes s'échappèrent. Tinténiac prit ensuite la route de Josselin. Le chevalier de Silz ne paraît pas l'avoir accompagné au-delà d'Elven. car son nom ne se retrouve plus dans cette expédition où il n'irait pas manqué de tenir une place saillante. Dès lors, l'itinéraire primitif était bien abandonné. Josselin est à six lieues d'Elven, dans la direction des Côtes-du-Nord. Puisaye prétend que des ordres nouveaux, trouvés par Tinténiac à Elven, lui prescrivirent de se rendre par delà Josselin au château de Coëtlogon où "des Dames" l'attendaient pour lui communiquer d'importants messages. Ce romanesque échafaudage nous paraît entièrement inutile à l'explication des faits. Depuis sa descente, l'Armée rouge, ainsi appelait-on cette division, à cause de ses uniformes anglais, avait marché ou combattu sans relâche. Quelque repos lui était nécessaire. D'Elven à Baud, il y a douze lieues par de mauvais chemins. Dans le trajet, on devait avoir à combattre la garnison de Locminé, outre les autres cantonnements. Ce n'est pas tout. Hoche, sur la nouvelle du débarquement de Saint-Jacques, avait détaché deux colonnes, l'une de trois mille hommes, sous le commandement de Champeaux, l'autre de deux mille, commandée par Crublier, pour opérer contre la division expéditionnaire et lui fermer le passage.
Tinténiac, informé de ces dispositions, jugea sans doute impossible de passer sur le corps à tant d'ennemis et de se trouver à Baud dans la soirée du 14. Il arrivait ce que Puisaye aurait dû prévoir. Tout le plan, par conséquent, se trouvait manqué. Tinténiac, menacé par des forces supérieures, n'avait plus à prendre conseil que de son propre jugement. A défaut de la diversion précise et directe qui devenait impossible , il aura voulu , sans doute. y suppléer en se portant sur les Côtes-du-Nord ; il espérait l'arrivée de sa colonne dans ce pays y rendrait le soulèvement général, et inquiéterait Hoche assez sérieusement pour le forcer à la retraite.
Tinténiac aurait-il pu agir autrement? Ce qu'on peut certifier, au moins, d'après son caractère connu, c'est qu'il crut faire pour le mieux. Son zèle lui avait fait accepter un plan d'opérations à peu près inexécutable, dans sa teneur littérale : Puisaye aurait dû lui en savoir gré, au lieu de lui attribuer un rôle presque ridicule. Eh! quoi, Tinténiac, lui qui avait rempli avec honneur tant de missions aussi délicates que hardies, serait tombé sottement dans une embûche grossière ! Il aurait manqué à des instructions positives pour accepter, les yeux fermés, des ordres venus on ne sait d'où ! Il se serait laissé promener de piège en piège pour s'en aller encore à dix lieues plus loin demander à des dames la suite de cette mystification ! Tout ce roman, disons-le, ne soutient pas l'examen. Puisaye avait mal calculé le temps, les obstacles inévitables, et il a voulu repousser de justes reproches." Telle est la conclusion de l'honorable général Brèche dans les notes qu'il nous a fournies et nos propres études s'accordent pleinement avec son avis. Tinténiac ne se dirigea pas vers les Côtes-du-Nord sans avoir cherché à se maintenir dans le Morbihan, car ce fut seulement le 16 qu'il se présenta devant Josselin.
Dans sa marche, il aurait pu, sans inconvénient, tourner cette ville. Outre sa garde nationale, elle avait une garnison de six cents hommes tirés de la 79e demi-brigade et d'un bataillon d'Ille-et-Vilaine. Elle était fermée d'une vieille enceinte. Le château, du côté de la ville, présente la façade d'une splendide habitation de la Renaissance. Mais, vers la campagne, il est armé de grosses tours qui ne pouvaient céder qu'à l'artillerie, et les Chouans n'en avaient pas. Tinténiac ne sut pas résister à ses instincts guerriers. Non loin de Josselin, sur la route de Ploërmel, est cette lande de la Mi-Voie, Je fameux champ clos des Trente ; peut-être ce souvenir doubla-t-il son envie de combattre auprès du théâtre de cette gloire de famille.
A J'approche de l'Armée rouge, un détachement sortit de Josselin au devant d'elle. Les Morbihannais le rencontrèrent près de Saint-Jean-des-Prés. Une fusillade s'engagea. Un second détachement fut envoyé pour soutenir le premier. Tous les deux se replièrent précipitamment dans la ville. Les faubourgs furent occupés sans peine ; mais derrière les murailles et dans le château les républicains se défendirent avec opiniâtreté. Ce fut en vain que Tinténiac les somma de se rendre.

Pour ouvrir le passage le feu fut mis à une maison qui touchait la porte Saint -Martin : la porte résista. Contre des murs et des tours, les Chouans prodiguèrent inutilement leurs cartouches. Une partie de la garnison de Ploërmel arriva au secours de Josselin. Vers six heures du soir, après quatre ou cinq heures dépensées dans une stérile attaque, Tinténiac se retira, emmenant un assez grand nombre de blessés. Les républicains élevèrent la perte de leurs adversaires à deux cents hommes. Ils n'accusèrent, de leur côté, que six morts et quinze ou seize blessés. Le citoyen Ropert, commandant la place, eut le bras droit cassé d'un coup de feu.
Renforcés par trois cents hommes venus de Loudéac, les républicains voulurent inquiéter l'arrière-garde royaliste. D'Allègre les repoussa vivement. A peu de distance de Josselin, l'Armée rouge fut rejointe par Saint-Régeant, qui, prévenu de son passage, lui amenait trois à quatre cents de ses soldats. Elle alla coucher au bourg de Mohon. L'adjudant-major Champeaux, avec ses trois mille hommes, avait marché de près sur les traces de la colonne chouanne. Il l'atteignit le 17 à la Trinité en Porhouët. Les forces étaient à peu près égales. L'action fut opiniâtre. Enfin les républicains plièrent. On les poursuivit pendant deux lieues.


Le 18 la colonne parvint à Coëtlogon. Ce manoir est situé dans la commune de Plumieux, à quatre lieues de Loudéac, sur la lisière des Côtes-du-Nord qui touche le Morbihan. Des bois l'encadrent dans leurs épais rideaux. Des dames s'y trouvaient : Madame et Mademoiselle de Guernissac et Mademoiselle Quintin de Kercadiou, dit-on ; elles accueillirent avec empressement Tinténiac et son état-major, mais rien ne confirme le récit de Puisaye sur la mission qu'il leur attribue. Un repas fut servi. Tinténiac et les officiers émigrés y prirent place. Les Chouans bivouaquèrent aux alentours. Georges, d'Allègre et Mercier ne quittèrent point leurs soldats.
Cette circonstance fut heureuse. Au milieu du diner, le cri "aux armes" se fit entendre. C'était la colonne de Crublier qui attaquait à son tour. L’affaire s'engagea dans les avenues du château. Il y eut d'abord quelque désordre parmi les royalistes à demi surpris ; mais Georges, ses deux amis et leurs braves, chargèrent vigoureusement à la baïonnette. L'ennemi fut repoussé. Tinténiac était accouru aux premiers coups de fusil : il s'élance impétueusement sur les Bleus, dont la déroute devient complète. Ouelques tirailleurs la couvraient encore. Tinténiac s'abandonne témérairement à la chaleur de la poursuite. Il aperçoit un de ces fantassins derrière une grosse haie : il lui crie de mettre bas les armes, le républicain le couche en joue et Tinténiac tombe sans vie. Dans le même instant, Julien Cadoudal, frère de Georges, ajustait le soldat. Julien, surnommé Mami (mon ami) était le meilleur tireur du Morbihan. Son coup part aussi, mais une seconde après l'autre, et ne peut que venger le général.
La mort de Tinténiac présente, par ses circonstances, une remarquable analogie avec celle de Henri de La Rochejacquelein, dont il avait la bouillante intrépidité, !a physionomie chevaleresque. Dans le peu de temps qu'il figura sur les champs de bataille, il se montra trop facile pour les entrainements de sa valeur : ce fut un abus de ses qualités. Bien qu'il n'ait fait qu'apparaître à la tête des Morbihannais, le général Tinténiac leur inspira de profonds regrets ; il leur a laissé un durable souvenir comme l'atteste une de leurs poésies populaires, la pièce intitulée : les Chouans. « Les vieillards, les jeunes filles et les petits garçons, et tous ceux qui sont incapables d'aller se battre, diront, dans leurs maisons, avant de se coucher, un Pater et un Ave pour les Chouans."

Sur la proposition du vicomte de Pontbellanger, un conseil fut réuni pour nommer un commandant en chef à la place de Tinténiac. Les officiers émigrés composaient presque seuls cette assemblée, où les Chouans ne furent représentés que par Georges, Mercier et d'Allègre. Les insurgés demandaient que le commandement fût déféré à l'un des trois : ils chargèrent d'Allègre d'être l'interprète de ce vœu. D'Allègre proposa Georges Cadoudal, qui, seul, était du Morbihan, qui, seul, en possédait l'idiome populaire; mais on objecta que Pontbellanger était plus ancien colonel. Assuré par avance de la majorité des voix, il fut élu. Le nouveau chef continua de s'avancer dans les Côtes-du-Nord, où nous le retrouverons.
La colonne de Jean Jan et Lantivy présente, dans ses opérations, pareil mécompte. Le 15 au matin seulement, elle avait débarqué sur la côte de Nevez, à l’embouchure de la rivière de Quimperlé. Le rendez-vous donné à Baud pour le 14 était donc déjà passé. Les royalistes s’emparèrent sans obstacle des batteries de la côte, et occupèrent le lendemain la petite ville de Pont-Aven. Les représentants Guezno et Guermeur et le général Rey, qui étaient à Quimperlé, marchèrent aussitôt contre eux avec toutes leurs forces disponibles. Les Chouans, logés dans Pont-Aven, s’y ravitaillaient. Trois cents Républicains commandés par le capitaine Huard passèrent la rivière et se portèrent rapidement en arrière de la ville, qui fut attaquée en même temps de l’autre côté. Les Chouans surpris ne firent pas une longue résistance. Après une fusillade qui leur coûta une trentaine d’hommes, ils opérèrent une retraite sur Tréméven et Arzanno, gagnèrent Plouay la nuit suivante, rentrèrent dans le Morbihan, se dispersèrent dans leurs foyers sans autre perte mais aussi sans autre résultat.

Le petit échec de Pont-Aven fut-il la seule cause qui fit manquer cette expédition ? Puisaye veur retrouver, là encore, l’effet des intrigues de ses ennemis. Suivant son récit Lantivy et Jean Jan, dès leur descente, reçurent comme Tinténiac des instructions qui leur prescrivaient de se diriger vers les Côtes-du-Nord, l’autre colonne, ajoutait-on, ayant pris cette direction. Il faudrait donc que le Finistère eût possédé, comme le Morbihan, son comité mystérieux, employant pour les vues de l’agence de Paris un pouvoir surnaturel qui effaçait l’espace. Ici le porteur des ordres présumés serait Bonfils, dit Saint-Loup, commandant une division aux environs de Lorient et que les suites d’une blessure avaient empêché de se trouver à Quiberon. Bonfils, lui aussi, aurait été séduit par les agents de Paris. À l’égard d’un chef qui a fait honorablement toute la guerre, qui a possédé la confiance de Georges Cadoudal, cette assertion est doublement suspecte. Malgré l'opposition de Jean Jan, Lantivy se serait prononcé pour obéir à ces instructions nouvelles ; mais alors, officiers et soldats auraient éclaté en murmures et se seraient débandés pour rentrer chez eux. L'affaire de Pont-Aven, et, plus encore, la certitude que le moment opportun était passé, sont des causes beaucoup plus vraisemblables.
Toujours est-il que les diversions sur lesquelles comptaient les émigrés devaient leur faire défaut. Hoche était prévenu même du moment précis fixé pour l'attaque. Dans l'après-midi du 15, deux déserteurs échappés de Quiberon, avaient annoncé au camp de Sainte-Barbe que cette attaque se ferait le lendemain 16, de très grand matin. Toutes les dispositions étaient prises pour la recevoir.
[…]

Chapitre VIII

Voyons maintenant ce qui se passait ailleurs, pendant le désastre de Quiberon, et quels événements le suivirent.
Nous avons laissé l’Armée rouge, après la mort de Tinténiac, passant sous le commandement du vicomte de Pontbellanger. Le 19 juillet, confiant une partie de ses blessés à des soins fidèles, dans le canton qu’elle quittait, elle partit de Coëtlogon pour la baie de Saint-Brieuc. Une escadre anglaise croisait toujours dans ces parages. On espérait un débarquement des cadres d’émigrés cantonnés à Jersey. Ce fut cet espoir qui décida la marche de Pontbellanger. Comme déjà, peut-être, il avait déterminé celui de Tinténiac.
La colonne royaliste laissa Loudéac sur la gauche et arriva, le 20, au bourg de Plœuc, d’où elle chassa un cantonnement républicain. Ploeuc est au pied du versant méridional des monts Arrhés, non loin de la forêt de Lorges, qui en cet endroit couvre cette chaîne, presque partout aride et nue. Les Chouans arrivèrent le même jour au château de Lorges. Située sur le plateau de ces montagnes, ou plutôt de ces hautes collines, dans une spacieuse clairière de la forêt, cette belle demeure annonce, par son apparence toute princière, les vieilles grandeurs de la maison qui la possède. L'Armée rouge y fit une halte de quelques heures. Elle en repartit dans la nuit et acheva de traverser la forêt par d'affreux chemins, sous une pluie battante ; car c'était cette nuit même qu'un orage épouvantable aidait les Bleus dans leur surprise du fort Penthièvre. Au point du jour, les Chouans se trouvèrent sur la grande route. Devant eux, au pied du versant du nord, ils voyaient la petite ville de Quintin. Elle renferme quatre mille âmes, et doit quelque importance à ses fabriques de toiles, qui occupent beaucoup de bras. Il s'y trouvait pour garnison deux compagnies d'infanterie et un détachement de cavalerie, auxquels s'étaient joints quelques habitants. Les républicains firent peu de résistance. Ils opérèrent promptement leur retraite sur Saint-Brieuc. Ce fut un bonheur pour eux, car les royalistes ayant tourné ville, allaient leur couper le chemin. On ne put atteindre que les derniers fuyards. Une réquisition de cent mille livres, en argent, toile, linge et autres effets fut imposée aux patriotes ; mais elle fut loin d’être acquittée en totalité.
La division de Saint-Régeant fut laissée à Quintin tandis que l’Armée rouge marchait sur Châtelaudren qu’elle occupa le 22. On y leva pareillement une contribution. Pendant ce temps, le général Champeaux, qui avait suivi les royalistes, s'approcha de Quintin ; mais il resta en observation, sans faire d'attaque sérieuse. Saint-Régeant se gardait militairement. Il avait formé une compagnie de cavalerie, et ses vedettes de nuit faisaient le coup de pistolet avec celles des républicains. Saint-Brieuc n'est qu'à cinq lieues de Quintin et de Châtelaudren. On y était en grande alarme, et si la division royaliste se fût portée sur cette ville, probablement elle y serait entrée. La marche de la plus grande partie des troupes républicaines vers le Morbihan, avait laissé les Côtes-du-Nord presque dégarnies, Mais à Chàtelaudren, l’on apprit que les vaisseaux anglais ne paraissaient point sur la côte. Les Morbihannais, entraînés loin de chez eux commençaient à murmurer. Pontbellanger rassembla un conseil : on y décida qu’un officier serait envoyé sans délai pour presser le débarquement des cadres de Jersey. Cette mission fut confiée à d’Allègre.
À peine était-il parti que Pontbellanger apprit le désastre de Quiberon. Cette nouvelle resta d’abord enfermée entre lui et ses principaux officiers. Il ramena la colonne à Quintin. Pontbellanger n’était pas à la hauteur de sa position, surtout dans des circonstances difficiles. Incertain, il délibérait. Les nouvelles de Quiberon se répandent et accroissent l’irritation des esprits. Déjà Pontbellanger possédait peu la confiance des soldats. Une émeute violente se forme et éclate contre lui. Au milieu de cet orage, il se trouble, il perd la tête, il disparaît avec les émigrés de son état-major. Les volontaires de Loyal-émigrant ne suivirent pas cet exemple, ils restèrent les fidèles compagnons d'armes des paysans. Un conseil de guerre des officiers chouans prononça contre Pontbellanger la peine des déserteurs, De tels arrêts, dans les guerres civiles, ont trop souvent l'apparence de l'animosité personnelle même quand ils sont justes. On doit préférer que cette sentence n'ait pas reçu son exécution. Les Morbihannais se trouvaient donc sans chef, jetés hors de leur pays, menacés par un ennemi que sa victoire de Quiberon mettait en mesure de les écraser. Hoche en personne avait marché contre l’Armée rouge et semblait lui fermer le chemin du retour. Il était le 27 à Uzel d’où il dirigea contre elle quatre bataillons commandés par Ménage et Crublier. Champeaux et Chabot la pressaient sur les autres points. En revenant à Rennes Hoche dut se croire certain de la destruction de cette colonne. Mais ces positions critiques, presque désespérées, où la direction appartient à qui ose la saisir, sont, pour les hommes supérieurs, une occasion de prendre leur vrai rang. Jusqu’alors, Georges Cadoudal n’était que le chef de la division d’Auray. Dans la détresse de ses compatriotes, il leur propose de se charger du commandement , tâche difficile et pesante. Il s'engage, moyennant ponctuelle obéissance, à les ramener dans le Morbihan.
Sa bravoure, sa capacité, étaient dès lors connues: tout d'une voix il est proclamé général, et l'on remet à sa conduite le salut de tous. On part. En passant sur la chaussée d'un étang, les Chouans y jettent leurs uniformes rouges qui les auraient trop signalés, quand il fallait, au contraire, dérober leurs traces. Georges mène la colonne à Corlay : la forêt de Quinéau voile ensuite sa marche. Quelques coups de fusil seulement sont échangés, chemin faisant, par les éclaireurs royalistes, avec ceux de l'ennemi. Les généraux républicains sont trompés, mis en défaut. A Mur, les divisions de Saint-Régeant et Troussier, appartenant à la lisière du Morbihan et des Côtes-du-Nord, se détachèrent pour rentrer dans leurs foyers. Le gros de la colonne atteignit, sans perte le sol natal. Jusqu'au bout, Georges accomplit heureusement sa mission. Arrivé dans le forêt de Camors, il licencia ses compagnons, et ils purent saluer le clocher de Sainte-Anne comme le fanal d’un port sauveur.
C’est de ce moment que Georges Cadoudal apparaît en première ligne. Il n’avait alors que vingt-six ans. Beaucoup de chefs étaient ses aînés. Tous étaient distingués par leur courage, leurs services, et cependant aucun ne lui disputa le pouvoir. On peut dire que Georges avait le sceau du commandement. Son esprit sérieux, son front de penseur, aussi bien que sa large carrure et sa constitution athlétique, lui donnaient l’apparence de la maturité. À son génie naturel, il avait ajouté les développements de la réflexion et de l’étude. Les demi-loisirs de la pacification n’avaient pas été, pour lui comme pour quelques autres, un temps d'amusements frivoles. Avec son ami Mércier, il préparait sa tâche future. Souvent, on les voyait tous les deux, penchés sur les cartes de Bretagne, absorbés dans des plans et des méditations qui se retrouvèrent plus tard. Pendant les quelques jours où il fut enfermé dans Quiberon, Georges, tout en partageant le mécontentement, l'irritation des Morbihannais, ne laissa pas que de profiter, pour son instruction, du spectacle offert à ses yeux. L'étudiant breton n'avait eu guère l'occasion de s'initier à l'organisation militaire: son esprit méditatif examina de près tous ces détails nouveaux, et pas un sujet d'observation ne fut perdu.
Georges avait laissé quelques jours à ses soldats afin de revoir leurs familles, mais le repos qu’il leur donnait, il ne le prit pas pour lui. Il appartenait tout entier à ce rang suprême que lui décernait la voix générale.

Il est intéressant de lire le récit fait par Puisaye dans ses Mémoires, qu'on trouvera ici.