Le chevalier Kerstrat*
chouan des Lumières
Chapitre 1 | Chapitre 3 | Chapitre 11
Préambule
Jean Hyacinthe de Tréouret de Kerstrat est né au XVIIIe siècle, entouré de bonnes fées, dans un château du Finistère.
Il avait pris parti avec passion pour les idées des Lumières, la liberté, la justice, et s’enthousiasmait pour la Révolution en marche. Il s’était engagé à Paris, lui, le fils d’un comte, comme volontaire dans les Gardes nationaux.
Mais les atrocités commises au nom du peuple, les flots de sang innocent, la Terreur en marche le jettent sur les chemins allemands des armées d’émigrés. Il débarque avec eux à Quiberon en 1795. Il court les chemins creux avec Tinténiac, Cadoudal et les chouans de « l’Armée Rouge ». Il rejoint finalement le château paternel dressé sur les contreforts des Montagnes Noires pour y poursuivre la lutte dans l’ombre, où se cachent les traîtres.
Il avait rencontré à Rennes à dix-sept ans une jeune femme qui en avait fait son amant par dépit. Mais elle va en tomber amoureuse et Jean ne peut quant à lui l’oublier.
Chapitre 1. Chouans
Il se réveille. Il est gelé. L’humidité monte du sol malgré le matelas de fougères et les sacs de jute empilés. Il est très tôt mais le soleil de septembre traverse les fourrés d’ajoncs et de houx au sein desquels ils sont gîtés comme des sangliers dans leur bauge. Il a entendu pendant la nuit un passage de harde et les glapissements d’un renard en chasse. Il éructe un bref ricanement ; c’est lui, la proie, pour l’instant. Ses habits de paysan sont adaptés à la vie qu’il mène mais ils le protègent mal néanmoins des nuits fraiches de cette fin d’été. Des ondées arrivent un peu trop souvent, poussées par le vent de la mer d’Iroise, et refroidissent l’atmosphère. Le château de Trohanet est tout près, mais aussi inaccessible que du temps où il bivouaquait près d’Ostende en Belgique, dans l’armée des émigrés.
Pas d’autre choix cependant que de se terrer la nuit dans cette lande isolée. Les paysans complices de la ferme voisine, les Le Meur, ne peuvent pas les abriter dans la grange. Ils seraient à la merci d’un passant ; la garde territoriale qui quadrille le pays viendrait les cueillir. C’en serait fini de la lutte contre les révolutionnaires dans ce canton de Briec. Il fronce les sourcils. Bien triste pays que son pays ! Quelques bretons franchement engagés d’un côté dans la résistance aux suppôts de la république, quelques exaltés de l’autre, et des malins qui ont choisi le camp de la révolution pour arrondir leur bas de laine, acheter des terres volées aux émigrés et à l’Église, ou acquérir du pouvoir. Oui, il y a aussi les purs ou les naïfs, ceux qui ont cru, comme Pêr Briand, le paysan député de Kemper et juge de paix de Briec, ou comme lui-même pendant un moment, que les idées nouvelles entraîneraient de grands changements, plus de justice ; mais certains ne semblent pas se rendre compte que la fête est finie et les Fédérés guillotinés ! Quant à la grande masse de la population, elle ne prend pas parti et tente de se tenir prudemment en dehors des conflits. C’est vrai pour les gens d’ici, comme c’est vrai aussi pour les émigrés ! Il évoque avec honte et colère ces petits marquis arrogants et dédaigneux qu’il lui est arrivé de croiser quand il était en Allemagne, ces courtisans de Coblence, de la noblesse « présentée », se croyant encore à Versailles, n’ayant rien compris aux enjeux, préoccupés exclusivement de plaire au comte d’Artois et de quémander des prébendes qu’ils dépensaient superbement alors que la noblesse de province sans le sou ferraillait sur les champs de bataille autour du prince de Condé, à Worms, vingt-cinq lieues plus loin.
Oui, ils ont bien raison, le comte Ange de Guernisac, le chevalier Victor Du Brieux et lui, de demeurer invisibles au milieu des bois et des landes du pays Glazik. Le comte ! Le chevalier ! Il rit doucement en les regardant tous les deux, allongés dans l’obscurité du roncier et ronflant doucement. On croirait plutôt voir des mendiants loqueteux !
Pourtant Du Brieux a été nommé chef des chouans, pour la région entre Quimperlé et Pont-l’Abbé, par le comte de Puisaye, l’organisateur malheureux du débarquement de Quiberon qui a tourné en tragédie et en massacre il y a trois mois. Nul ne le devinerait en le voyant dormir, emmitouflé sous une peau de bique et des sacs de jute, ronflant irrégulièrement.
Le merle qui l’a réveillé à six heures en jasant joyeusement continue ses trilles et son babil mélodieux, insoucieux des sanglants affrontements entre ceux d’Ar Vro – du Pays – et ceux de France. Un couple de pies mêle ses cris rauques, bruyants et monotones aux variations flûtées du merle noir. Les deux corps étendus commencent à remuer sous l’œil amusé de Jean de Kerstrat. Les pies se sont perchées au-dessus d’eux et leurs grincements bruyants finissent par les réveiller. Ils remuent, faisant alors s’envoler à tire-d’aile les deux oiseaux à la longue queue gracieuse, dans un tumulte soudain de protestations indignées.
Ange de Guernisac offre un visage allongé et une silhouette également longiligne, qu’il déplie en grimaçant. « Ah ! Messeigneurs ! Notre couche manque pour le moins de confort ! » Du Brieux bâille laborieusement sans répondre. Jean qui les observe ironiquement rétorque : « Certes, mon cher comte. Heureusement que madame votre épouse ne partage pas cette rustique demeure ! » Une ombre passe sur le visage du comte. Il soupire. Jean se méprend et ajoute vite : « Allons, vous la retrouverez bientôt. » À quoi le comte répond : « Vous n’y êtes pas, chevalier. Je pense au drame de Coëtlogon et à notre chef, Tinténiac. »
Le nom est tombé comme une pierre dans un puits profond. Les visages sont rigides. Coëtlogon. L’arrivée, deux mois avant, de leur armée de chouans drôlement attifés des tuniques rouges de soldats anglais. La curiosité anxieuse de savoir ce que leur voulaient les émissaires de l’abbé Brotier, de l’Agence royale de Paris. La surprise de n’y trouver que des femmes, celle du comte, bien sûr, réfugiée dans ce château dissimulé au milieu des forêts, mais aussi Mademoiselle de Kercadio, fiancée tragique du chevalier de Boishardy, recluse depuis son deuil dans le château de Bosseny à trois lieues de Coëtlogon, et la ravissante Mademoiselle Louise Du Bot, épouse du vicomte de Pontbellanger. La fête, les chandelles, la musique, le repas fin, puis les cris, les coups de feu, le combat contre les Bleus, et la terrible nouvelle que leur chef, le chevalier de Tinténiac, considéré comme invulnérable, toujours follement exposé au danger, a été tué.
Chapitre 3 :: À Quimper
Claude Royou était né à Pont-l'Abbé en 1758 et avait fait des études de droit. Ses amis rennais lui avaient fait découvrir un continent nouveau et excitant : il avait lu des ouvrages condamnés par les autorités civiles et religieuses, Le Système de la Nature, du baron d'Holbach, Voltaire, Rousseau, L'Encyclopédie, chez un camarade dont la famille au train de vie opulent faisait partie des principaux bourgeois de la ville parlementaire. Quand il rentrait chez son père, petit artisan bas-breton, il enrageait de ne pas pouvoir convaincre sa famille de partager ses vues nouvelles. « C'est le Progrès ! – hurlait-il – La Calotte vous maintient dans l'esclavage ! Il faut jeter à bas ces exploiteurs qui sucent le sang du Peuple ! Les nobles ne valent pas mieux ! Les « de Kerceci, Kercela » gros comme le bras, tous ces beaux messieurs dans leurs châteaux, s'engraissent de la sueur des paysans et du petit peuple des villes ! »
À cela ses deux frères, journalistes qui travaillaient pour des publications royalistes, répondaient selon leur humeur en ridiculisant le petit frère, ou au contraire en l'accablant de reproches pour ses propos séditieux. Le sujet qui déclenchait à tous coups des disputes violentes était la terrible affaire des Bonnets Rouges, appelée encore la révolte du Papier Timbré, qui avait mis à feu le Duché et ensanglanté le Pays Glazik une centaine d'années avant. L'obligation d'utiliser du papier timbré pour les documents officiels, les contrats devant notaire, et tant d'autres papiers, avait soulevé d'indignation la Bretagne. Le jeune étudiant soutenait que l'épouvantable répression ordonnée par feu Louis XIV était la manifestation d'une tyrannie féroce et qu'il fallait s'élever contre cette royauté sanguinaire. Ses frères défendaient avec fougue la manifestation de l'autorité royale. Les séditieux n'avaient eu que la terrible mais juste sanction de leur révolte. Le père Royou manifestait à chaque fois une gêne visible. Des membres de la famille s'étaient trouvés entraînés dans la contestation populaire. Ils habitaient du côté de Briec. Des proches avaient été branchés haut et court par les soldats du roi. Royou n'avait pas digéré ces exécutions sommaires, même s'il se rangeait instinctivement du côté de ses aînés.
Son Claude était beau gâs et plaisait aux filles ; des rumeurs couraient sur son compte : il en aurait engrossé plus d'une, mais en refusant après coup toute responsabilité dans l'affaire. Sa mère avait essayé de le raisonner, mais il lui avait répondu avec de gros rires. Cela ne la concernait pas ! D'ailleurs c'étaient des menteries ! On cherchait à lui forcer la main mais il n'était pas si bête. Pas question de se laisser passer la bague au doigt avec des contes à dormir debout. Quand il voudrait se marier dans plusieurs années, il choisirait lui-même une fille riche, un beau parti, une famille qui l'introduirait dans la Haute à Quimper ! Pour l'instant il profitait de la vie et courait le guilledou. Que chacun prenne ses responsabilités, les filles autant que lui. Les garces savaient bien ce qu'elles faisaient. Son père ne disait rien. Il trouvait que le garçon tournait mal. Cela l'inquiétait beaucoup mais il sentait instinctivement que les reproches glisseraient sur lui sans l'atteindre. Il allait repartir à Rennes pour une nouvelle année d'études en droit. Peut-être avec l'âge allait-il devenir plus sage et plus prudent.
Ce fut cette suffisance et cet orgueil qui lui valurent un soir une leçon douloureuse. Il sortait de l’hôtellerie La Bonne Rencontre, qui se trouve sur la place Toul al Laert, après avoir bu plus que de raison. Il se dépêchait pour rejoindre sur les quais de l’Odet la taverne de La Marine où d’autres amis étaient rassemblés. Dans sa hâte il bouscula à un coin de rue un quidam qui protesta vigoureusement. Le Claude avait le jugement noyé dans les vapeurs du lambig et, non content de répliquer, il commença à porter des coups violents à son adversaire. Celui-ci recula de deux pas et fit un signe à deux hommes qui le suivaient, noyés jusqu’alors dans l’ombre de la rue. Ils s’avancèrent vivement et, barrant la route au jeune homme qui se trouva coincé sous une lanterne d’éclairage public, commencèrent à le frapper durement avec leur bâton sans faire attention à ses hurlements. Cette bastonnade assénée en silence dura peu de temps mais laissa Royou couvert d’ecchymoses pendant plusieurs jours. L’un des deux hommes se pencha vers lui avant de s’en aller et lui dit :
— La prochaine fois, regarde de plus près à qui tu t’en prends, morveux ! Monsieur le comte aurait pu te faire jeter au fond d’une geôle.
— Monsieur le comte ? Mais qui est-il ? sanglota-t-il.
— Le comte de Tréouret de Kerstrat ! maraud !
Les années passèrent. Les études du garçon arrivèrent à leur terme. Claude Royou se fâcha définitivement avec ses frères et se brouilla même avec ses parents qui en étaient navrés. Il devint procureur fiscal à Pont-l'Abbé où existait encore une haute justice seigneuriale. Il était redouté dans la région pour ses propos extrémistes qui effrayaient même les bourgeois qui se disaient éclairés et favorables aux idées nouvelles. Il fréquentait des cafés, ces nouveaux établissements dont la mode était venue de Paris, et où l'on pouvait parler assez librement, encore qu'il fallût se méfier des « mouches », les espions de la police. Il y rencontrait un receveur des finances nommé Dagorne, au moins aussi violent dans ses propos, et qui dépassait toute mesure quand il avait bu plus que de raison, ce qui était son habitude. Quand on parlait d'une monarchie parlementaire, sur le modèle de la monarchie anglaise, Royou répliquait qu'on n'avait que faire d'un tyran. Il déclamait que le peuple n'avait eu qu'à se taire et subir le joug des nantis, de la noblesse et des curés. Tous vivaient largement sur le dos de la multitude servile accablée d'impôts auxquels s'ajoutait la dîme réclamée par le clergé et sans même parler de la Corvée royale. Il demandait de quel droit ces privilégiés s'attribuaient toutes les richesses et le pouvoir absolu. Des contradicteurs protestaient parfois que le roi n'était pas libre de réformer l'état et rappelaient qu'il avait nommé des années avant Turgot aux Finances.
— Oui ou non, le ministre n'avait-il pas voulu imposer des réformes fondamentales ? Si ma mémoire est bonne, il voulait rétablir la bonne santé des finances en mettant en place des économies et supprimer enfin les privilèges ? Ah !
— Il voulait le faire ; et l'a-t-il fait ? Il a sauté en 76 parce qu'il avait contre lui la reine et tous les profiteurs. Le roi a finalement cédé aux privilégiés et l'a renvoyé. Ah !
— Oui mais notre roi n'est pas si absolu que vous le dites, puisque ses ministres sont renversés en fait par notre noblesse.
— Noblesse et haut clergé ! Ça montre bien que tout est pourri par la calotinocratie et qu'il faut faire un grand ménage !
D'un clin d'œil, Dagorne fit signe à Royou qu'une « mouche », le tricorne incliné sur les yeux, méditait devant sa chopine dans un coin de la salle. Les autres consommateurs discutaient de sujets sans danger d'une voix sonore ; en revanche il valait mieux que l'informateur n'entende pas leurs propos.
Monsieur le procureur fiscal Royou avait obtenu son poste grâce à son père, honorablement connu. Le seigneur de Pont-l'Abbé, approché par M. Royou père, lui avait représenté que son fils traînait une réputation sulfureuse.
À cela, le père lui avait répondu qu'ils savaient bien l'un et l'autre qu'il faut « que jeunesse se passe », et que ces godelureaux effrontés deviennent en prenant de l'âge des bourgeois respectables. D'ailleurs ne serait-il pas de haute politique que le seigneur possesseur de la justice patrimoniale nommât un freluquet bruyant mais légiste reconnu ? Enfin il avait glissé d'un air indifférent qu'il connaissait bien la différence entre les offices de procureur du roi et la charge de procureur fiscal. Tous deux savaient que le premier, vénal, était conditionné par le versement de « la paulette », alors que la seconde était attribuée par le seigneur sans contrepartie financière. Il avait observé que cette distinction lui semblait discutable – même si les ordonnances royales spécifiaient clairement le caractère non vénal de la charge – et qu'il trouverait normal de verser au seigneur une contribution à sa convenance, ainsi que la pratique courante le permettait. Le seigneur avait alors pris un air très méditatif et avait conclu après un silence qu'on en reparlerait. La transaction avait eu lieu peu après. Monsieur Royou avait respectueusement puis fermement insisté pour obtenir un reçu de sa contribution. Ainsi le seigneur se trouverait dans l'obligation de restituer la « paulette », s'il révoquait Claude Royou, restitution bien entendu douloureuse pour le châtelain.
Tout le monde s'accordait à reconnaître à Pont-l'Abbé que la nomination du jeune homme, qui suivit quelque temps après, prouvait la largeur d'esprit du marquis, comme l'avait pronostiqué Royou père. De plus, le procureur fiscal avait gagné l'estime de la population par l'attention qu'il portait à ses missions, en particulier celle auprès des orphelins, enfants abandonnés et autres mineurs en situation irrégulière, théoriquement sous la responsabilité du roi mais dans la pratique pris en charge par le seigneur du lieu et les autorités ecclésiastiques. Bien sûr, le procureur fiscal Royou écartait systématiquement celles-ci, sauf pour leur demander une lourde contribution financière. « Vous en avez les moyens ! » ricanait-il quand les dignes abbés lui représentaient qu'il demandait beaucoup. Et lorsque les abbés se faisaient par trop tirer l'oreille, il les menaçait à mots couverts de les traîner devant le tribunal pour stigmatiser leur manque de charité.
Il se montrait plus prudent dans ses propos mais continuait de dénoncer la situation faite au peuple lorsqu'il se jugeait en sûreté : « Cet abus de l’autorité, ces vexations de toutes espèces réuniront enfin la masse des opprimés plus forts que ceux qui les oppriment ; ils se vengeront sur tout le monde sans distinguer l’innocent du coupable... Des flots de sang couleront et le royaume sera plongé dans les horreurs de l’anarchie... La faim, la seule faim opérera cette grande révolution. »
Les bons bourgeois, auxquels il s'adressait sur un ton mesuré, n'étaient pas rassurés et opinaient : « La révolution s’approche ; si Dieu ne met la main à nos malheurs et ne fait un miracle éclatant, il y a tout lieu de croire que nous touchons à la fin du monde. » Le magistrat dissimulait la grimace qui lui tordait les lèvres à cet appel à la divinité mais se félicitait d'avoir semé la crainte chez ses interlocuteurs. On était en 1787 et des calamités s'abattaient sur les campagnes : pluies torrentielles, inondations, puis une sécheresse impitoyable. Pour comble de malheur l'année suivante, le 13 juillet 1788, une grêle ravagea tout l'ouest de la France, anéantissant les futures récoltes. La vie enchérissait dans des proportions effroyables pour les miséreux, jetés sur les chemins pour y mendier. L'hiver suivant fut terrible : le thermomètre descendit à -20° et y resta de longues semaines. On ramassait chaque jour les cadavres de pauvres hères sans feu ni lieu au coin des rues, surpris par le froid dans leur sommeil. En 1789 la disette sévit, les gens mouraient de faim.
Le procureur fiscal applaudit à la rapide succession des événements jalonnant la Révolution en marche : Révolte des états à Rennes, fin décembre 1788, contre les ordonnances du 8 mai 1788 prises par Lamoignon, qui supprimaient une grande partie des pouvoirs des Parlements, réunion des états généraux en mai 1789 à Paris, prise de la Bastille en juillet.
Tout allait donc pour le mieux lorsque, sans que rien ne l'ait laissé prévoir, il perdit sa charge à la suite du vote par l'Assemblée Constituante du décret du 14 décembre 1791 réorganisant l'administration du nouveau district ainsi que la justice. Plus de procureur fiscal ! Le seigneur argua que cette décision n'était pas de son fait et refusa donc toute restitution de « paulette ». Royou disparut de Quimper. Les années suivantes, on disait qu'il était monté à Paris ; certains mieux renseignés affirmaient qu'il avait été introduit dans les clubs révolutionnaires par son parent Préron encore plus enragé que lui. Au moment des événements de 1793, il courut le bruit que Royou qui se faisait désormais appeler Guermeur, pour ne plus porter le même nom que ses frères, suppôts des privilégiés, faisait partie du comité organisateur des massacres de septembre. Tout le monde en frémissait d'horreur parmi ses anciennes connaissances, mais les Quimpérois ne pensaient pas voir revenir l'ancien procureur fiscal.
Ce fut donc un coup de tonnerre lorsque le sanguinaire Guermeur se présenta devant le directoire du département du Finistère, en possession d'une circulaire invitant impérieusement la France à suivre l'exemple de Paris. Guermeur clamait qu'il était « un patriote enragé, admirateur de Panis, Marat et Danton ». Il crachait par terre lorsqu'il prononçait les noms de Roland et de Brissot et hurlait son mépris pour ces ennemis de la Révolution. Il terrorisa aussitôt tous les membres du directoire.
Chapitre 11 :: Petite Lise et le général Hoche
Il avait fait vite. Il était impatient de revoir cette si jolie personne dont les lèvres entrouvertes lui avaient envoyé un message muet. De passage à Quimper pour conférer avec l’un de ses adjoints, il avait rencontré le représentant Guermeur pour lui transmettre des renseignements obtenus par ses espions. Il avait obtenu à son tour des informations sur les chouans du département, susceptibles de l’éclairer dans sa traque. Il partait quand, changeant d’avis, il fit face au représentant.
— J’oubliais, citoyen. J’ai eu la visite d’une jeune femme, il y a plusieurs jours, une certaine Louise Du Bot de Quelquechose ; attends ! Et fouillant dans sa poche, il sortit un papier qu’il tendit à Guermeur. Voilà les indications qu’elle a données à mon secrétaire. Famille et biens menacés de séquestre.
Guermeur jeta un coup d’œil sur le papier.
— Oui. Je connais cette famille. Elle possédait effectivement de grands biens dans le Finistère et ailleurs, mais le père et le mari de la femme ont émigré.
— Je souhaiterais connaître la position de l’administration sur cette famille. Quelle réponse apporter à cette requête.
— Tu connais la loi sur les émigrés, citoyen général. Les biens de ces alliés des ennemis de la république sont saisis et vendus.
— Bien sûr, citoyen. Seulement, dans le cas présent, cette personne n’a pas émigré. Je soupçonne au moins le mari d’agir contre nous. Renseigne-toi si tu peux. Je veux garder un atout dans mon jeu. Donc j’aimerais que l’administration laisse traîner les choses quant au séquestre. Cela me donnera barre sur la femme et me permettra peut-être d’obtenir des informations.
— Tu as raison, citoyen général, répondit Guermeur avec une lueur de respect dans le regard. Garder plusieurs fers au feu est une excellente précaution. Je pourrai arranger ton affaire, du moins pour un temps. Mais il me revient maintenant que le mari, un Pontbellanger originaire de Normandie, a suivi le sieur Artois en exil, à Coblence. Quant à son Grégo de père, il serait à Londres.
— C’est parfait, je n’en demande pas plus. Elle doit avoir une petite pelote de renseignements dont elle ne connaît même pas l’importance. Je me chargerai de la lui soutirer ! Et surtout, les ci-devant qu’elle fréquente lui donnent certainement des informations dont je pourrai faire le plus grand profit. Merci de ton aide, citoyen représentant. Quand j’en aurai fini avec cette Pontbellanger, je te le signalerai.
Il s’était habillé avec recherche avant de prendre la route de Trévarez au retour de Quimper. Lorsqu’il eut atteint Laz, il donna ordre à son escorte de continuer vers Lesneven et ne garda que son ordonnance et deux autres hussards avec lui. La soirée était splendide. Le printemps éclatait en bourgeons éclos en fraîches ramilles coiffées de fleurs dans toute l’étendue de la campagne bretonne. De suaves et entêtants parfums l’enivraient. Il arriva dans un vallon au fond duquel se dressait un extraordinaire vieux manoir couronné d’une multitude de lucarnes et de cheminées échevelées, montant les unes sur les autres. La bâtisse semblait malicieusement conspirer à l’unisson des arbres, et recevoir du sol cette sève puissante agitant la nature et la gonflant de promesses d’amours, de naissances et de moissons.
Un domestique ouvrit la lourde porte et prit la bride du cheval. Ses trois soldats qui avaient démonté allèrent aussi vers l’écurie. Une soubrette souriante, à qui il donna son nom, l’invita à entrer puis disparut. Elle revint peu de temps après et lui annonça que madame allait le recevoir au salon. Il pénétra alors dans une grande pièce sombre, en dépit de la lumière du couchant qui traversait les petites croisées. Madame d’Amphernet s’était levée à son entrée et le regardait approcher avec une lueur rieuse dans ses yeux verts. Elle portait avec grâce une robe rouge, légère, dont l’encolure basse et le décolleté mettaient en valeur la gorge blanche et ronde.
Lazare Hoche sourit au spectacle de cette si jolie femme au corps pulpeux souligné par cette « robe-à -la-victime » furieusement à la mode ; la découpe de l’encolure était censée offrir le cou au couteau de la guillotine. Il s’amusa brièvement de cette extraordinaire aptitude de la mode à apprivoiser les plus sinistres événements.
— Général ! Je suis bien heureuse de votre visite. Je l’espérais, et pas seulement, permettez-moi de le préciser, dans l’attente d’une réponse à mes soucis familiaux.
Il la regardait sans rien dire, et elle suivait avec un sourire complice le regard qui la détaillait sans beaucoup de retenue. Enfin il répondit avec un temps de retard :
— Moi aussi, je suis heureux d’avoir pu me libérer pour vous rendre visite. Mais je viens aussi avec quelques réponses à vos inquiétudes. Je dois aussi, citoyenne, vous rappeler que je défends ce pays, votre pays, contre des menées de traîtres dont certains courent ces landiers alors que leurs complices s’allient à l’étranger.
Elle ne répondit pas et le fixa, le sourire soudain effacé. Il reprit :
— Vous savez, bien sûr, pourquoi les biens de votre famille risquaient le séquestre.
— Parce qu’ils ne le risquent plus ? rétorqua-t-elle sans répondre à la question.
— Je suis intervenu en ce sens.
Elle s’effondra dans un fauteuil cabriolet et enfouit sa figure dans ses mains.
— Oh ! Je sais ! Vous allez penser que, pendant que le père et le mari sont à l’abri à l’étranger, je m’agite et je jure mes grands dieux que je suis une bonne citoyenne dans la seule intention de sauver ces biens de famille ! Une belle hypocrite, n’est-ce pas ?
— Et quand bien même ? Je ne vous en tiendrais pas rigueur si c’était le cas. Vous êtes, à votre corps défendant, sur la frontière entre les chouans et les républicains. Nous sommes des adultes et combattons avec nos armes !
Elle le regardait avec un sourire un peu chiffonné. Elle se leva tout à coup et vint vers lui. Elle levait la tête en ouvrant grand ses yeux verts. Elle lui tendit les deux mains :
— Vous êtes un homme compatissant et généreux, général. Vous me plaisez.
L’aveu fut dit sur le ton de la conversation.
— Vous me plaisez également, Louise, plus que je n’osais dire.
Il saisit ses mains fines et blanches dans les siennes et l’attira vers lui. Elle pensa un court instant, en voyant son visage balafré, encadré de favoris, approcher du sien, qu’elle jetait aux orties ses serments et sans doute bien plus. Mais son corps était à la fois pris d’une faiblesse et saisi d’une chaleur impérieuse. Elle avait faim de cet homme autrement plus attirant que son fade époux ; c’était un mâle, lui, et la cicatrice verticale qui lui couturait le front clamait bien fort qu’il était un guerrier, pas un petit soldat d’opérette. Il allait protéger son bien et aussi rassasier cette envie, dont elle avait un peu honte, mais qu’il lui tardait d’assouvir depuis qu’elle avait vu cet homme jeune et séduisant au milieu de ses soldats. Il l’embrassa légèrement sur les lèvres à plusieurs reprises, insistant de plus en plus. Puis son bras la prit par la taille. Elle rejeta alors la tête en arrière et rit soudain.
— Mon ami, passons à côté pour prendre nos aises !
Le propos le fit sourire et il la relâcha. Elle lui fit une révérence moqueuse et le précéda vers sa chambre.