Chouans noirs**

Préambule - Synopsis du roman

Tome 2/3 du Chevalier Kerstrat

En 1795 Jean de Kerstrat, qui a Ă©chappĂ© au peloton d’exĂ©cution, se rĂ©fugie Ă  Quimper, chez Annick, sa maĂ®tresse. Après y avoir soignĂ© les blessures occasionnĂ©es lors de son arrestation, il rejoint les bandes de Chouans qui cherchent Ă  crĂ©er les conditions d’un soulèvement dans le Finistère. Il retrouve son ami Du Brieux dans la bande de GĂ©lin puis est envoyĂ© dans celle de Lepaige De Bar, qui se cache Ă  la frontière des trois dĂ©partements de la Bretagne ouest, dans les bois des Montagnes Noires. Annick, qui se morfond, est troublĂ©e par un jeune mĂ©decin qui lui fait la cour. Kerstrat, dans le bois de Conveau proche de Gourin, accepte très mal les tentatives d’extorsion envers des bourgeois menĂ©es par De Bar, ce « Chouan noir Â», ainsi que les assassinats de prĂŞtres jureurs ou de fonctionnaires rĂ©publicains. Il dĂ©cide de prendre la fuite lorsqu’il est dĂ©signĂ© pour tuer un ancien Chouan qui refuse lui aussi ces pratiques. Il va se rĂ©fugier dans une autre bande qui a pris ses quartiers Ă  Langolen, près du château paternel de Trohanet. Il y participe Ă  des attaques contre les colonnes rĂ©publicaines et Ă  des actions contre des diligences transportant des fonds destinĂ©s Ă  l’armĂ©e. Son chef, Riou, est mal Ă  l’aise ; cette situation du proscrit le met lui-mĂŞme en porte-Ă -faux par rapport au colonel Lepaige De Bar. Il propose une mĂ©diation mais, au plus fort d’une attaque conjointe, un sicaire du colonel tente d’assassiner Kerstrat. Le chevalier rĂ©ussira-t-il Ă  Ă©chapper aux tueurs chouans et aux Bleus ?


Chouans noirs - Le roman

Chapitre 1 - Dans la rue Kéréon à Quimper

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Il se rĂ©veilla au milieu de la nuit, le cĹ“ur battant, et le corps trempĂ© de sueur. Il Ă©mergeait d’un cauchemar. Il se demanda un instant oĂą avait disparu l’escouade qui l’escortait vers le peloton d’exĂ©cution. Il avait encore dans l’oreille le bruit des gros souliers frappant le pavĂ© en cadence. Que faisait-il alors tout seul, dĂ©livrĂ© des gardes, dans un lit confortable ? Il distinguait une faible lueur venant de la gauche, comme celle d’une fenĂŞtre masquĂ©e par des volets ou des rideaux. Et soudain il reprit pied dans le rĂ©el. Il se trouvait Ă  Quimper, chez sa chère Annick ! Que Dieu et tous ses saints soient louĂ©s ! Il Ă©tait arrivĂ© Ă  la nuit tombĂ©e, après cette Ă©puisante marche depuis Douarnenez. L’avant-veille, il avait dĂ©barquĂ© Ă  la hauteur de Pont-Croix et il avait marchĂ© pendant des lieues, jusqu’aux portes de Douarnenez. Sa bonne Ă©toile avait alors placĂ© sur sa route une paysanne qui l’avait accueilli, soignĂ©, nourri et hĂ©bergĂ© pendant la nuit. Que madame sainte Anne l’ait en sa bonne garde, pria-t-il, Ă©mu en songeant Ă  cette brave hĂ´tesse, et Ă  son, mari fatiguĂ© et taciturne.
Quel extraordinaire concours de circonstances ! Son corps aurait dĂ» prĂ©sentement reposer au fond d’une fosse commune, oĂą il eĂ»t Ă©tĂ© jetĂ© sans cĂ©rĂ©monie après son exĂ©cution par l’armĂ©e rĂ©publicaine, suite Ă  son jugement devant le tribunal militaire de Brest. Les lois rĂ©volutionnaires Ă©taient impitoyables envers les Ă©migrĂ©s pris les armes Ă  la main. Il se revoyait, debout devant les juges impassibles, qui l’observaient avec un dĂ©tachement gourmand. Ils savaient bien oĂą le menait l’interrogatoire. Le fait qu’il eĂ»t participĂ© comme Ă©migrĂ© au dĂ©barquement de Quiberon, cette force de plus de trois mille cinq cents hommes rejoints par quatre mille chouans, qui avait fait trembler la RĂ©publique avant d’être Ă©crasĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Hoche, aggravait sa faute aux yeux des juges.
Mais il leur avait tirĂ© sa rĂ©vĂ©rence après coup, quand ils traversaient la Penfeld, et avec quelle audace ! Il revoyait, au milieu de la rivière embrumĂ©e, la barque des pĂŞcheurs bretons, qu’il avait rĂ©ussi Ă  rejoindre au nez de ses geĂ´liers. Ils l’avaient dĂ©barquĂ© sur la cĂ´te de la baie de Douarnenez. Il avait pĂ©niblement parcouru ensuite les huit lieues qui le sĂ©paraient de Quimper. Quelle tumultueuse existence que la sienne ! songea-t-il avec Ă©tonnement.

Il Ă©tait nĂ© en 1775 dans un château magnifique, Trohanet, entre Briec et Langolen, dans le pays de Quimper. Il avait eu une enfance heureuse. Son père l’avait envoyĂ© au collège de Rennes alors qu’il avait dix ans et il s’était peu Ă  peu familiarisĂ© avec ces idĂ©es nouvelles qui agitaient le royaume de France. Alors que son père avait Ă©migrĂ© Ă  Londres, il Ă©tait parti Ă  Paris pour ĂŞtre plus près des hommes qui faisaient l’Histoire. C’est avec enthousiasme qu’il suivait les dĂ©bats des reprĂ©sentants Ă  l’AssemblĂ©e nationale, au Manège. Il avait dix-sept ans. Il s’était mĂŞme engagĂ© dans la Garde nationale, lui, le fils d’un comte ! Cela ne l’empĂŞchait pas de correspondre avec sa belle Annick, restĂ©e Ă  Rennes.
Mais la prise par les Ă©meutiers, le 10 aoĂ»t 1792, du palais royal des Tuileries, et le massacre des gardes Suisses, puis les tueries de septembre dans les prisons, l’avaient dĂ©finitivement dĂ©goĂ»tĂ© de la RĂ©volution. Il avait dĂ©sertĂ© et rejoint les armĂ©es des Princes, aux frontières belges et allemandes, oĂą il avait connu la vie prĂ©caire et rude des Ă©migrĂ©s luttant contre les armĂ©es rĂ©volutionnaires. Elle n’avait rien Ă  voir avec celle des muguets de Cour aux perruques poudrĂ©es, minaudant Ă  Coblence auprès des Princes. Plus de deux ans s’écoulèrent ainsi. Le petit jeune homme s’était mĂ©tamorphosĂ© en un soldat endurci et vigilant. Il s’était fait des amis au sein du rĂ©giment Loyal-Ă©migrant, soldĂ© par l’Angleterre. Mais il voulait toujours croire aux idĂ©aux qui l’avaient menĂ© jusqu’à Paris. Il accusait les hommes politiques et la tristement cĂ©lèbre Commune de Paris d’avoir dĂ©tournĂ© les rĂ©formes selon son cĹ“ur au profit de la dictature d’une coterie d’hommes sanguinaires. « Combien nous nous sommes Ă©loignĂ©s des modèles proposĂ©s par tous les Philosophes ! Â» s’exclamait-il, lorsqu’il bavardait devant un feu de camp avec ses compagnons un peu goguenards, qui le surnommaient parfois « l’ami des Lumières Â».
Le régiment fut, sans explication, rapatrié sur l’île de Wight au début de 1795. Jean de Kerstrat se laissa envahir par l’émotion des souvenirs. Il revoyait la traversée jusqu’à Quiberon, le désaccord qui éclata, avant même de débarquer, entre les deux chefs de l’expédition, les comtes de Puisaye et d’Hervilly, et qui devait mener au désastre. Il se souvenait du Tro Breiz militaire de la fameuse Armée rouge commandée par ses cousins, Tinténiac d’abord, puis d’Amphernet qui les avait menés jusqu’à Saint-Brieuc. Du retour mémorable de la colonne dans le Morbihan, sous les ordres de Cadoudal, où elle fut dissoute. Les républicains avaient lancé sans succès dix mille hommes en trois colonnes à leur poursuite, et quadrillé vainement la région. Il s’attarda sur le retour vers Quimper et Trohanet, en compagnie de ses amis, le comte de Guernisac et le chevalier Victor Du Brieux, et de leurs efforts pour recruter des réfractaires et les envoyer renforcer les légions des chouans en Morbihan.

Il avait beau passer au crible de son jugement les souvenirs de la dernière dĂ©cade qui prĂ©cĂ©da son arrestation au petit matin, dans le château de Trohanet, il n’arrivait pas Ă  avoir une vue claire des Ă©vĂ©nements. Qui donc avait tendu le filet dans lequel il s’était jetĂ© ? Il voyait bien que plusieurs ressorts avaient Ă©tĂ© mis en place pour se saisir de lui. On lui avait dit que son signalement avait Ă©tĂ© diffusĂ© par le Directoire de Quimper. Le fils du comte de TrĂ©ouret de Kerstrat constituait sans doute une belle prise, mais bien d’autres Ă©migrĂ©s se cachaient des autoritĂ©s. Qui, au Directoire, lui en voulait donc Ă  ce point ?
Il savait pertinemment que ce Bertingen, qui avait dĂ©barquĂ© Ă  Trohanet en prĂ©tendant vouloir devenir un chouan, pouvait ĂŞtre un agent provocateur ; il avait pris des prĂ©cautions en ce sens. Sa nourrice l’avait bien mis en garde contre la RacapĂ©, la servante de sa tante CĂ©leste. Mais il ne pouvait lui trouver un mobile sĂ©rieux de le dĂ©noncer ; n’avait-elle pas au contraire, avec le peu de moyens dont elle disposait, concoctĂ© un bon repas, le soir du jour oĂą ils devaient quitter le château ? Il restait enfin sa cousine, la « terriblement belle Â» Louise du Bot du GrĂ©go, l’épouse d’Amphernet. Mais l’imaginer dans le rĂ´le de Judas, trahissant un proche cousin avec lequel elle s’était toujours bien entendue, lui Ă©tait simplement impossible. Il tournait et retournait ces hypothèses dans sa tĂŞte et finalement le sommeil le reprit.
Lorsqu’il se réveilla à nouveau, il faisait jour et il se leva pour jeter discrètement un coup d’œil par la fenêtre après en avoir ouvert les volets intérieurs.
Elle prenait jour, au sud, sur une cour fermĂ©e. Il ne devait pas se montrer, car il Ă©tait un mort en sursis. Des habitants regardant par les fenĂŞtres, de l’autre cĂ´tĂ© de la cour, pouvaient le reconnaĂ®tre et le dĂ©noncer. Il ne se faisait aucune illusion : le gĂ©nĂ©ral commandant la place de Brest devait avoir envoyĂ© une note furibonde Ă  tous les reprĂ©sentants de la force publique du Finistère avec ordre de le retrouver. L’artiste, qui avait dessinĂ© une première fois sa tĂŞte d’après de vagues tĂ©moignages datant de plusieurs annĂ©es, avait eu le loisir d’amĂ©liorer la ressemblance avec l’original lors de son interrogatoire Ă  Quimper, après sa capture Ă  Trohanet. Il allait dĂ©sormais falloir jouer serrĂ©.

L’endroit où il avait dormi n’était pas une chambre, mais la garde-robe de la chambre principale où dormait Annick. Ils y avaient disposé la veille un lit de repos, habituellement placé dans le salon. Le réduit ne disposait que d’une porte donnant dans la chambre qui, elle, ouvrait sur un corridor parallèle à la rue et donnant accès de ce côté au salon ainsi qu’à la salle à manger. À l’extrémité du couloir, on trouvait la petite pièce des retraits, équipée d’une chaise percée. À côté de la chambre, une petite cuisine prenait le jour, comme la chambre, sur la cour intérieure. Les deux pièces de réception disposaient de croisées sur la rue Kéréon. Annick Couédic vivait seule et ne disposait pas de domestique. C’était un avantage pour Jean, qui pouvait aller et venir librement dans l’appartement. Quelquefois les cousins Couédic venaient visiter Annick, mais Jean pouvait se retirer discrètement dans la garde-robe sans éveiller de soupçons. Il jeta un œil satisfait sur la petite pièce tapissée en vert, avec des placards et penderies peints en un gris bleuté. Une chaise percée était disposée dans un angle, ainsi qu’une table de toilette avec ses ustensiles en faïence décorée.
Bien sûr, la situation ne pouvait durer. Il était heureux de se retrouver à l’abri dans le logis de sa maîtresse et d’avoir échappé aux dangers des rencontres. Il allait pouvoir se reposer de ses fatigues, et permettre à son organisme de retrouver sa vigueur. Ses blessures, en bonne voie de cicatrisation grâce aux soins de cette paysanne rencontrée sur le chemin de Douarnenez, son bras fracturé, bloqué par une attelle, qui n’avait pas été trop malmené lors de son évasion spectaculaire, et dont Annick avait refait le bandage, guériraient simplement en prenant du repos.
Mais il ne pouvait se permettre de demeurer plus qu’il n’était nécessaire. Sa présence mettait en danger la jeune femme. Le risque d’être découvert augmentait avec chaque jour qui passait. Il devait enfin bien s’avouer qu’il ne pouvait pas demeurer enfermé dans un appartement comme dans une prison dorée, sans possibilité de sortir et de prendre l’air. Il n’était pas un vieillard et il éprouverait sans tarder le besoin de se dépenser physiquement et de reprendre le combat. Il avait travaillé pour la cause des émigrés et pour le roi, et son action avait produit des fruits. La région du Morbihan avait réceptionné bien des réfractaires isolés, cachés dans les forêts des Montagnes Noires, qu’il lui avait envoyés, depuis trois mois, avec le concours de ses deux amis, le comte de Guernisac et le chevalier Du Brieux.

Allons ! Il Ă©tait temps de saluer Annick. Il frappa Ă  sa porte et elle lui dit d’entrer. Elle Ă©tait encore au lit, appuyĂ©e sur son coude, sa chevelure brune dĂ©nouĂ©e, coulant librement sur les Ă©paules qu’elle avait très belles, et s’enroulant sur les seins blancs qui s’offraient au regard dans l’échancrure de la chemise ornĂ©e de dentelles. Elle regardait en souriant son chouan en chemise blanche d’oĂą Ă©mergeaient les jambes nues. Il la salua et elle tapota le lit Ă  cĂ´tĂ© d’elle pour l’y faire asseoir. Il s’approcha et huma son parfum de rose mĂŞlĂ© Ă  celui du jasmin et de la violette. Ces senteurs Ă©veillèrent en lui les souvenirs de jeux Ă©rotiques menĂ©s dans cette pièce avec sa brune maĂ®tresse, plusieurs mois auparavant.
— Comment vous sentez-vous, Jean ? Vous n’étiez vraiment pas frais hier soir !
— J’étais épuisé, je n’ai pas honte de l’avouer. Mais cette nuit a été réparatrice. Je me sens beaucoup mieux. Mes blessures me tirent encore et mon bras cassé me lance, mais ce sont des conséquences prévisibles. Il n’y a que dix jours que j’ai été blessé. Je ne prétends pas guérir par enchantement et les balles, qui m’ont déjà atteint en Allemagne, m’ont appris la patience dans ce domaine.
Elle s’était tournĂ©e, son souriant minois levĂ© vers lui, et le regardait avec tendresse de tout près, car le lit n’était pas large. Il humait avec les senteurs de son parfum l’odeur chaude de son corps Ă  moitiĂ© allongĂ© dans le lit. Elle se leva soudain avec dĂ©cision, dĂ©voilant des jambes splendides, un petit sourire palpitant sur les lèvres, et lui commanda :
— Mon pauvre chĂ©ri ! Allongez-vous dans mon lit. Vous serez mieux que posĂ© sur le bord.
Il plongea les yeux dans son regard myosotis, et surprit une lueur dans ses yeux. Il se mit Ă  rire tout en lui obĂ©issant :
— Je crois que, hier soir, j’étais trop épuisé pour remplir mon office, n’est-ce pas.
Sans rĂ©pondre, elle s’agenouilla sur le lit et l’enjamba lestement en riant, pour se retrouver au-dessus de lui, les mains appuyĂ©es sur ses Ă©paules :
— Rien ne presse, mon ami. Je vais seulement effectuer sur votre pauvre corps quelques massages pour vous dĂ©tendre ! Vous voudrez bien me rendre la pareille Ă  votre convenance. Et pas de prĂ©cipitation ! Encore une fois, rien ne presse. Il me faut du temps pour ĂŞtre bien dĂ©tendue. Vous le savez, puisque j’ai fait votre Ă©ducation dans ce domaine.
Mais Jean de Kerstrat ne l’écoutait plus et sa main valide avait entrepris une exploration qui arracha un petit cri à la frémissante Annick