Électre
Les MĂ©moires de l'odieuse Louise du Bot
Chapitre 1 | Chapitre 2 | Chapitre 33 |
Préambule - Synopsis
Les faits divers, et pas seulement Sophocle, relatent de temps à autre l’assassinat d’un mari par sa Clytemnestre, complaisamment aidée par l’amant. Il est plus rare que la petite Électre surprenne le meurtre de son père. C’est cependant ce qui arrive à la fille de Pierre Hervé et de Louise Durocher. La petite fille va enfouir son terrible secret au fond de son cœur pendant plus de vingt ans.
Mais en 2017, François Guéguen, pharmacien à Rennes, achète à un brocanteur finistérien un secrétaire Louis XVI qui avait appartenu à la famille de Louise Durocher. Il y découvre par hasard, dans un tiroir secret, les Mémoires écrits de la main de Louise du Bot deux cents ans avant.
Cette fille du fantasque et libertin marquis du Bot est honnie par les descendants de François Durocher, le bâtard du marquis, demi-frère de Louise du Bot, méprisé par la société vannetaise et écarté de la succession. La découverte du manuscrit remet en marche la mécanique tragique et provoque de calamiteux bouleversements dans la vie du pharmacien rouquin, tombé amoureux de Maïwen-Électre Hervé, et en grand danger de perdre la vie.
Chapitre 1 - La nouvelle Clytemnestre
Quel âge avait-elle, la petite Maïwen Électre Hervé ? Douze ans ? Moins ? Elle ne s’en souvenait pas vraiment, sauf qu’elle était encore une petite fille. Ce jour-là demeurerait gravé dans sa mémoire à jamais. De cela, au moins, elle était sûre.
Son père, Pierre Hervé, qui naviguait comme capitaine au long cours, et qui était donc souvent absent de la maison, avait atteint Dunkerque, la veille, avec son cargo. Il devait arriver dans la journée et Maïwen était, comme son frère Jean-Yves, folle de joie et d’excitation à l’idée de voir apparaître à nouveau la grande silhouette robuste. Sa mère, Louise, était partie au volant de la Dauphine Renault pour le prendre à la gare de Brest. Maïwen revenait de l’école en tenant son frère par la main. Il fallait vingt bonnes minutes pour parcourir la distance séparant la petite ville de Laz de leur maison – sa mère parlait non sans suffisance du manoir de Kerleur. Son cœur battait très fort. Son papa lui donnerait certainement, à elle comme à son frère, des cadeaux extraordinaires, rapportés des ports très lointains où son bateau avait fait escale. La dernière fois, il lui avait offert en riant aux éclats, d’un gros rire d’ogre bienveillant, une tête en ébène représentant une femme africaine, aussi hautaine qu’une princesse. Son frère Jean-Yves avait eu le prince, un noble personnage au grand nez comme un bec d’oiseau de proie, avec une longue barbe effilée, qui n’avait pas l’air de rigoler. Ils étaient tous deux aristocratiques et arrogants. C’en était même un peu ridicule et cela la faisait pouffer. Les haies, le long de la route, étaient fleuries et sentaient bon le miel, les petites feuilles vert tendre chantaient la venue du printemps, le soleil était tiède, et elle se sentait merveilleusement bien, portée au-dessus du goudron couleur de nuit par l’espérance de la rencontre tant attendue avec son papa.
Son frère jacassait sans arrêt, comme une pie. « Papa va être là ? Hein, Maïwen ! » Et toutes les deux minutes, il reprenait le refrain sur un ton de plus en plus exalté. Cela l’agaçait beaucoup, mais elle ne voulait pas lui manifester sa contrariété. Peut-être, si elle avait été à sa place, avec un grand frère un peu revêche, aurait-elle eu le même comportement ; elle aurait pris à témoin son compagnon et l’aurait abreuvé de questions oiseuses. Bien sûr que son père allait arriver ! Peut-être même était-il arrivé.
Ils atteignirent l’embranchement avec le panneau : « Kerleur ». Ils quittèrent la petite route et s’enfoncèrent dans le chemin creux, presque noir sous les ramures des chênes qui poussaient en haut des talus et surplombaient le chemin, transformé en nef verte de cathédrale. Son frère lui lâcha la main et se mit à courir. Elle sourit avec indulgence et se lança à sa poursuite. Mais il courait vite, le garnement ! Ils arrivèrent presque en même temps dans la cour et ils virent ensemble que la Dauphine bleu-marine était revenue. Son frère se tourna un instant vers elle et lui fit un grand sourire, il mit un doigt sur ses lèvres et il entra doucement par la grande porte de chêne sombre, au milieu de ses jambages et de son cintre en pierres de granit gris.
Elle le suivit silencieusement. Elle trouvait amusante l’idée de surprendre leur père alors que, les autres fois, c’était lui qui les surprenait. Jean-Yves avait pris la direction de la grande salle. Elle décida sans réfléchir de monter l’escalier de pierre vers les chambres. Elle arriva devant la chambre de ses parents et elle jeta un coup d’œil dans la pièce en poussant la porte de quelques centimètres. Ce qu’elle vit lui coupa le souffle et elle mit sa main sur sa bouche pour étouffer l’exclamation qu’elle allait crier. Elle n’avait plus du tout envie de jouer. Son père était allongé sur le grand lit, totalement immobile, la bouche et les yeux ouverts. Ses mains étaient attachées à la tête de lit en barreaux de laiton par des écharpes de soie qu’elle connaissait bien, celles de sa mère. Celle-ci se tenait assise de travers au bord du lit. Elle tenait un grand oreiller blanc à deux mains. Elle lui tournait le dos et avait le visage tourné vers son époux. Mais Maïwen vit dans un coin de la pièce une autre personne, qu’elle connaissait. C’était Alain Le Du, le plombier, les yeux agrandis et la bouche ouverte, lui qui était venu à plusieurs reprises ces dernières semaines, sans qu’elle sache très bien pourquoi. Que faisait-il là , dans la chambre ? D’ailleurs cela ne l’intéressait pas. La scène était figée. Maïwen regardait, elle aussi sans bouger, frappée de stupeur et d’angoisse. Que se passait-il donc ? Pourquoi son père demeurait-il ainsi, allongé sur le lit, immobile et silencieux ? Plusieurs minutes s’étaient écoulées et il restait sans bouger, comme un mort. Elle eut, au bout d’un temps indéterminé, le sentiment qu’elle n’aurait pas dû se trouver là . Elle recula un peu puis, indécise, fit demi-tour. Elle atteignit silencieusement le bout du couloir et descendit les marches de pierre. Le cœur lui battait follement. Quelque chose de terrible s’était passé. Elle se retrouva dans le hall d’entrée. La porte de la salle à manger s’ouvrit bruyamment pour laisser passer son frère, agité et hilare. La vie sembla à nouveau s’éveiller avec lui.
— Alors, Maïwen ! Ils sont où ? Ils se sont cachés ?
— Je ne sais pas, Jean-Yves ! Appelle-les !
— Papa ! Maman ! On est revenu de l’école !
Les cris du petit garçon retentissaient dans l’escalier et rétablissaient un semblant de normalité dans le manoir. Maïwen eut l’impression qu’elle sortait d’un cauchemar. Elle avait rêvé et elle en gardait encore des images horribles, mais ce qu’elle croyait avoir vu allait s’effacer, se disperser dans l’air embaumé par les ajoncs miellés. Son père allait descendre en riant et la serrer dans ses bras en lui demandant d’un air faussement innocent : « Alors ? Ton papa ne t’a rien apporté ? Il a oublié, hein ? » Mais non. Rien ne bougeait à l’étage. Pourtant Jean-Yves criait de plus en plus, et sa figure commençait à se plisser, comme s’il allait pleurer.
« Papa ! Maman ! Vous n’êtes pas drôles. La voiture est là , on sait que vous êtes là ! Montrez-vous ! On ne joue plus ! »
Mais le silence persistait. Le petit frère voulut alors monter à l’étage, mais elle lui barra le passage et lui dit : « Viens, Jean-Yves, ils sont sûrement dans la grange ou dans le jardin. Il fait tellement beau ! »
Ils sortirent sur la cour et visitèrent la grange puis le jardin, aussi déserts l’une que l’autre. Ils revinrent enfin dans le hall et Jean-Yves éclata alors en sanglots.
« Papa ! Maman ! Papa ! »
C’est alors, enfin, que d’autres cris se firent entendre brusquement à l’étage. C’était leur mère qui hurlait : « Pierre ! Pierre ! Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? Au secours ! »
Les deux enfants se regardèrent, interdits et affolés. Puis Maïwen se précipita vers l’escalier qu’elle avala en quelques instants avant de pénétrer en trombe dans la chambre de ses parents, son frère sur les talons. Son père n’était plus allongé sur le lit. Il gisait en tas sur le plancher. Les foulards de soie qui lui attachaient les mains à la tête de lit n’étaient plus là . Sa mère se tenait les joues à deux mains en criant. Le plombier qui était encore là , quelques minutes avant, avait disparu.
« Mes pauvres enfants ! Mes pauvres petits ! Votre père ! Votre père a eu un malaise et il ne revient pas à lui ! »
Au bout d’un moment elle dit à Maïwen : « Je vais téléphoner au médecin ». Elle se précipita dans le couloir puis, prise d’un scrupule, elle revint et cria : « Ne restez pas là , venez avec moi ! » Ils descendirent à regret l’escalier avec elle.
Bientôt l’automobile du médecin fit entendre ses claquements et ronflements dans la cour et le praticien arriva en marchant rapidement. Mis au fait, il monta l’escalier et on ne l’entendit plus. Longtemps après, il redescendit, la mine pensive. Il demanda à parler à la maman de Maïwen en privé. La petite fille comprit que c’était grave, très grave. Quand on voyait les grandes personnes arborer cet air compassé et faire des cachotteries, on savait qu’il se passait de vilaines choses.
Les obsèques de Pierre Hervé furent célébrées quelques jours plus tard, et toute la ville suivit le corbillard. Alain Le Du vint faire des visites de plus en plus rapprochées et, un jour, Maïwen apprit de sa mère qu’elle allait se remarier avec lui. Jamais la petite fille ne demanda à sa mère ce que signifiaient les postures des uns et des autres dans la chambre conjugale, le jour terrible de la mort de son père.
Maintenant, des années après, la jeune femme, qu’elle était devenue, avait décodé les éléments de la scène qu’elle avait brièvement surprise. Elle avait entre-temps suivi les cours au lycée et s’était prise de passion pour la mythologie grecque. La généalogie légendaire des Atrides n’avait plus de secrets pour elle depuis longtemps. La raison en était cet étrange prénom, Électre, accolé à celui de Maïwen. Ses parents lui avaient dit, avec un sourire, qu’ils l’avaient choisi à cause de leur passion pour le théâtre de Giraudoux, quand ils étaient plus jeunes. Mais la mort de son père bouleversa son approche de la mythologie.
La lecture, faite maintes fois, de la mise à mort d’Agamemnon, de retour de la guerre de Troie, par son épouse infidèle Clytemnestre, aidée de son amant Égisthe, la faisait inéluctablement trembler et frissonner d’une frayeur incontrôlable. Pourtant, elle y revenait, revivant à chaque fois avec une fascination morbide, par-delà l’histoire chantée par Sophocle, le spectacle de son père, mort, qui gisait sur le lit conjugal, les poignets attachés, sans doute au prétexte de jeux érotiques qui s’étaient transformés en une violente et mortelle agression avec un oreiller, lequel l’avait étouffé. Elle éprouvait un malaise coupable à imaginer la vie sexuelle de ses propres parents, mais elle ne voyait pas d’autre explication à la vision qui s’était imprimée dans sa mémoire.
Alain Le Du avait cherché à se concilier les bonnes grâces des enfants. Jean-Yves s’était laissé séduire au début par les gâteries que l’autre lui prodiguait, mais, averti par sa sœur que c’était un vilain personnage, un goblin, appellation bretonne du loup-garou, voire même l’Ankou en personne, ou un dialou – le diable, de monsieur le recteur – déguisé en plombier, il prit prudemment ses distances, acceptant de façon très formelle et excessivement polie les cadeaux du monsieur Noir, c’est le sens du mot Le Du en breton, mais ne baissant plus jamais sa garde. Maïwen, quant à elle, manifesta toujours la plus froide politesse envers son beau-père qui garda un temps une prudente distance avec elle. Il sentait instinctivement qu’elle ne l’aimait pas. Un jour pourtant, alors qu’elle était devenue une jolie jeune fille qu’il regardait avec de plus en plus d’insistance, il s’était risqué à la frôler en lui entourant la taille. Il ne recommença plus cette tentative jusqu’à ce qu’il essaie de l’asseoir sur ses genoux. Elle s’était arrachée à son étreinte en hurlant : « Souviens-toi de mon père ! Souviens-toi de sa mort ! » Il était devenu pâle comme un linge et avait tourné les talons sans demander d’explication.
Plus tard, une autre scène terrible s’était déroulée, entre elle et le dialou. Mais celle-là , elle l’avait définitivement occultée. Elle ne s’en souvenait plus ! On efface les cauchemars survenus dans les ténèbres. On empile par-dessus des épaisseurs, des superpositions étouffantes de lourds rideaux sombres. On ferme à double tour les portes des caves au fond desquelles gémissent les enfants terrifiés, forcés. Alors, on ne voit plus la cruelle lueur, les yeux luisants, on n’entend plus les répugnants ahans.
Sa mère, Louise Durocher, puisqu’elle avait repris son patronyme, l’avait ensuite sondée avec crainte : « Pourquoi as-tu parlé de la mort de ton père à Alain ? Il n’était pas là lorsqu’il a eu sa crise cardiaque ! » Elle avait regardé la Louise sans rien dire au début. L’autre la regardait aussi avec appréhension. « Quoi ? Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Pourquoi je te regarde comme ça ? Ah ! Alain Le Du n’était pas là ? Ah ! Une crise cardiaque !
— Quoi ? Ça veut dire quoi, ces manières ? Tu sais bien que le docteur est venu aussitôt et qu’il n’a pas pu le sauver. »
La jeune fille ne répondit pas ; elle fixait sa mère. Celle-ci semblait mal à l’aise. Maïwen finit par dire à voix basse, presque inaudible tellement elle avait la gorge serrée :
« Je suis montée, j’ai vu papa sur le lit, je t’ai vue assise à côté, tu sais, avec l’oreiller, j’ai même vu Le Du dans le coin de la chambre. Tu sais, Le Du qui n’était pas là . C’est bon. Je n’en reparlerai plus. »
Elle tourna les talons et s’éloignait de sa mère, pétrifiée. Elle se retourna soudain :
« Dis-lui bien de ne plus me toucher comme il l’a fait.
— Tais-toi ! Tu dis n’importe quoi !
— Dis-lui bien de ne plus me toucher ! Sinon je le tuerai à son tour. »
Chapitre 2 - Mardi 6 juin 2017 - Chez le brocanteur
François Guéguen avait décidé de profiter des quelques jours de congé qu’il avait demandés à son patron pour effectuer un voyage dans le Finistère. C’était un pharmacien trentenaire de Rennes, travaillant comme assistant dans une officine importante, divorcé sans enfant depuis deux ans.
Il avait visité quelques sites naturels remarquables, tant à l’intérieur des terres que sur la côte. Il avait commencé par la presqu’île de Crozon, Camaret, le cap de la Chèvre et son sentier sur les falaises, Morgat. Il avait rejoint Locronan, la mythique cité des troménies, ces pardons si caractéristiques au pays Glazik, puis il s’était aventuré à l’extrémité de la pointe du Raz, en face de l’île de Sein. Il avait poursuivi son périple en découvrant l’océan à la pointe de Penmarc’h. Il avait consacré une journée à Quimper et, entre autres merveilles, à la visite de la cathédrale Saint-Corentin. Il sortait maintenant du château de Trévarez qui domine la vallée de l’Aulne, un rêve de pierre extravagant, construit à la fin du XIXe siècle par l’héritier de deux richissimes personnages – les Kerjégu – qui, pendant la Révolution, avaient acheté à très bon compte des biens nationaux confisqués à l’Église ou aux émigrés, puis avaient fait fructifier adroitement leur capital dans la banque, l’industrie du papier et les chantiers navals.
On appelle Trévarez « le château rose » et François Guéguen comprenait maintenant pourquoi, en contemplant une dernière fois, depuis la grande cour, l’imposante façade en briques rouges et en kersantite sculptée, une pierre proche du granit. Les grosses tours néogothiques s’élançaient vers le ciel et les immenses toitures d’ardoises miroitaient sous le soleil, comme, dans un conte de fées, une chimère minérale poussée hors de la montagne par le labeur des nains.
Il se détourna enfin et, à l’ombre des grands arbres au port majestueux, emprunta successivement plusieurs allées surmontées de plus d’une centaine d’arbustes ornementaux – camélias et magnolias roses, azalées violettes, mais aussi bien d’autres fleurs aux teintes éclatantes – pour rejoindre sa voiture sur le parking. Il conduisit prudemment sa Volvo XC 90 noire jusqu’à la route, et prit la direction d’un petit village tout proche : Saint-Goazec. Il comptait ensuite traverser la rivière de l’Aulne et grimper la côte qui conduit à Châteauneuf-du-Faou. Il s’arrêta sur la place de l’église pour contempler l’intérieur de l’édifice, très sobre, avec quelques belles statues anciennes. Il identifia celle d’un majestueux évêque à la grande barbe blanche nommé Sant Woazeg, sans doute le nom breton du saint patron de la commune, pensa-t-il. Il fit quelques pas sur la place, prit au hasard une rue, bordée de sévères maisons grises en granit, qui partait vers l’ouest, enfila une autre rue, nommée rue du Stade, et avisa une ruelle – la venelle du Rick – qui descendait vers la campagne. Il s’y engagea. Le passage offrait une vue fort belle sur les Montagnes Noires lointaines, en ligne d’horizon, aux contours gris adoucis par la distance. Il y découvrit une boutique de brocanteur.
Le pharmacien avait une passion pour les vieux meubles et il entra sans hésiter dans l’antre du commerçant qui salua le nouveau venu et le laissa ensuite regarder ses trésors, pendant qu’il replongeait le nez dans son registre. Comme souvent, Guéguen fut confronté à un bric-à -brac d’objets hétéroclites et de meubles variés. Il repéra pourtant très vite un secrétaire Louis XVI d’allure sobre, apparemment en placage de bois clairs. L’abattant était fendu en son milieu. Pourtant le meuble lui semblait de bonne facture.
Il ne montra aucune attention particulière pour le secrétaire et s’intéressa ostensiblement à d’autres objets ainsi qu’à un frêle bonheur-du-jour très féminin. Le commerçant finit par se lever lourdement et se dirigea vers lui avec un grand sourire commercial.
« Puis-je vous apporter des éclaircissements, monsieur ? »
La discussion s’engagea et, après avoir obtenu une proposition de prix pour le bonheur-du-jour qui provoqua une mimique de surprise et une exclamation choquée, Guéguen affirma qu’il regrettait, mais qu’il ne pouvait certainement pas mettre une telle somme. Il manifesta l’intention de sortir, puis fit demi-tour et revint vers le secrétaire, en posant la question qui lui brûlait la langue :
« Et ce secrétaire ? »
Puis il pointa le doigt vers l’abattant et observa : « un meuble bien abîmé ! »
Le brocanteur prit un air outragé :
 « Attendez, monsieur ! Regardez au dos et vous verrez la signature ! J.B.B. DEMAY ! C’est un meuble d’époque ! »
Le pharmacien eut un petit sourire. « Sans doute, sans doute. Je suis au fait des copies de meubles d’époque et de ce qu’il faut penser des poinçons censés authentifier ces copies. Juste pour savoir, vous le faites à combien ? » Et il fit un pas vers la sortie.
« Mille huit cents euros, monsieur. »
La proposition de prix du brocanteur arrêta son mouvement et il resta un instant hésitant. Puis il revint vers le secrétaire et l’examina plus attentivement. C’était un meuble de structure classique, avec un abattant certes fendu, un tiroir au-dessus et deux tiroirs plus importants en dessous. Il en fit le tour et vérifia l’estampille au dos du meuble – il connaissait cet ébéniste – puis revint en façade. Il fit observer au brocanteur que les pieds étaient abîmés et montra d’un geste éloquent une nouvelle fois l’abattant, provoquant un haussement d’épaules résigné du commerçant. Il fit ensuite jouer les tiroirs puis enleva ceux du bas pour examiner de plus près l’intérieur. Enfin il questionna :
« Je peux ouvrir l’abattant ?
– Je vous en prie, monsieur. La fente n’est que superficielle.
– Rien qu’un petit flipot de bois rapporté ne corrige, sans doute ? »
« En effet, en effet… » acquiesça avec respect le brocanteur, qui se mit à penser qu’il aurait peut-être dû faire remettre l’abattant en état par un homme de l’art pour en tirer un meilleur prix. Il devenait vraiment trop négligent ! Son client semblait s’y connaître et n’allait pas se laisser faire.
« Oui, sans doute. Mais les ébénistes qualifiés ne travaillent pas pour rien, et ils ont bien raison ! »
Il tourna la clé en laiton et fit jouer la serrure. Il ouvrit avec précaution le secrétaire. L’abattant était retenu par deux croissants en laiton qui l’arrêtèrent lorsqu’il fut parvenu à l’horizontale. Il était revêtu de maroquin vert en assez bon état à l’intérieur. L’abattant ouvert découvrait un théâtre composé de plusieurs petits tiroirs avec des anneaux de tirage en bronze doré, ainsi que d’une grande étagère au-dessus, selon une disposition classique. Les quatre pieds toupie étaient décorés d’une bague en bronze au-dessus, ainsi que de sabots également en bronze, noirci par le temps. Il examina de près une nouvelle fois le secrétaire en montrant du doigt sans commentaire les éraflures, entailles et écorchures qui marquaient le meuble. Après une minute de réflexion silencieuse que respecta le commerçant, le visiteur demanda : « Combien avez-vous dit ? »
« Je suis conscient qu’il est nécessaire de le retaper et je le laisse à mille huit cents euros. À ce prix, c’est une bonne affaire ! »
L’homme à la chevelure rousse sourit ironiquement.
« Sans doute à cause de l’estampille ? Désolé de vous faire observer que je ne suis pas sûr que ce soit celle de Demay. J’en ai déjà vu, vous savez ! Ensuite l’état général de cette pièce laisse vraiment à désirer. Votre prix pourrait convenir pour un meuble d’époque, un Demay en excellent état. On est ici loin du compte, si vous me permettez… Le vôtre n’offre pas une ébénisterie recherchée, il est très sobre. Il est peut-être d’époque, ou peut-être pas. Quant à l’abattant… Ah ! L’abattant ! Je vous en offre mille euros et je suis un peu idiot de le faire, mais il me plaît. »
L’autre eut un sursaut et ouvrit une bouche scandalisée. « Oh ! Non, monsieur ! Je ne peux pas descendre à ce prix ! »
Le rouquin eut un geste résigné puis, après un dernier regard vers le secrétaire, il se détourna et se dirigea vers la porte qu’il ouvrit en faisant sonner la clochette.
« Eh bien, au revoir, monsieur.
– Attendez ! Mais attendez donc ! On peut discuter, quand même ! D’accord pour un rabais à cause de l’abattant abîmé, et aussi à cause de l’état général, je le concède. Je vous propose quatre cents euros de remise ! C’est beaucoup ! C’est même énorme ! Mais je veux faire plaisir à un connaisseur. »
Le client restait dans l’entrebâillement de la porte, hésitant. Il réfléchissait. Enfin :
« Mille quatre cents… C’est quand même plus raisonnable. Vous savez bien qu’une belle copie se vend dans les huit cents euros. Si je vais au-delà , c’est parce que j’espère qu’il soit d’époque, malgré toutes mes réserves. C’est un pari. Mais je pense à ce que je vais encore débourser chez des professionnels pour lui redonner son lustre et, encore une fois, je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse d’un meuble d’époque. Nous savons bien, vous et moi, ce qu’il faut penser de cette qualification ! Meubles d’époque ! Combien de meubles Louis XV ou Louis XVI fabriqués au vingtième siècle avec du bois datant du 18e siècle, jetés d’un étage puis réparés sommairement pour leur donner l’aspect du vieux… Je vous passe les faux trous de ver. Vous avez lu bien sûr Au Pays des antiquaires, d’André Mailfert ? Il est sous-titré « Confidences d’un maquilleur professionnel ». Le terme de « maquilleur » est gentil ; je dirais plutôt faussaire. Ce secrétaire pourrait bien être un meuble Mailfert. »
Le brocanteur eut un petit sourire et hocha la tête. Après être revenu vers le secrétaire et avoir une nouvelle fois examiné le dos où s’affichait l’estampille, puis regardé la partie avant, le client proposa : « Partageons la poire en deux. Je vous en donne mille deux cents, et c’est ma dernière offre. Quatre cents de plus que pour une belle copie d’ancien. Je prends un sérieux risque. »
« Mille deux cents… Allons, je n’ai pas vu beaucoup de clients depuis ce matin. Je vais vous le laisser, mais c’est une misère ! » grommela, mécontent, le brocanteur.
François Guéguen avait réglé son achat et empoché la facture, pendant que le brocanteur, la mine renfrognée, remplissait la page de son registre en y notant le nom et l’adresse de l’acheteur. Ils enlevèrent les tiroirs puis installèrent le meuble soigneusement dans la longue automobile, après avoir abaissé les sièges de seconde rangée. Guéguen utilisa des sangles pour fixer solidement le secrétaire aux crochets d’arrimage, nombreux sur les Volvo. Le secrétaire avait une longueur d’un mètre cinquante-deux, mais il entrait facilement dans l’espace arrière du véhicule. Il salua enfin le commerçant et prit la route qui passe par le centre de la Bretagne depuis Carhaix jusqu’à Rennes. Il fallait compter deux heures de route depuis Châteauneuf-du-Faou. Il était finalement satisfait de son achat et impatient d’examiner de plus près le secrétaire. Le cinq cylindres de la Volvo tirait la grosse voiture en souplesse et sans bruit et il regardait avec plaisir les paysages changeants de la Bretagne intérieure, si pittoresque et vallonnée. Il avait projeté de faire une étape à Mûr-de-Bretagne – rebaptisé Guerlédan – ou à Saint-Gilles-Vieux-Marché, un adorable village tout proche, dans les gorges de Poulancre, mais la curiosité le poussa finalement à continuer sa route pour sortir plus vite son secrétaire de la Volvo et en inventorier les trésors ainsi que les blessures du temps.
Il arriva enfin à sa maison, dans une allée finissant en impasse, au sein d’un lotissement ancien de Saint-Grégoire, commune limitrophe de Rennes. Il avait téléphoné en cours de route à un ami, qui était disponible pour lui prêter main-forte et descendre le meuble du véhicule. L’ami était déjà là et l’attendait. Ils sortirent les tiroirs en premier, et les rangèrent dans le garage, puis défirent les sangles qui immobilisaient le meuble, et le sortirent avec précaution de la Volvo. Un diable métallique capitonné de vieilles couvertures accueillit la charge. Une autre couverture recouvrit le secrétaire qui fut roulé doucement jusqu’au garage et déposé en plein milieu ; la Volvo fut garée sur le parking devant la maison. L’ami complaisant déclina la proposition d’un apéritif, car il avait un rendez-vous à la piscine. Il monta dans son véhicule et lui fit un dernier signe de la main en quittant l’allée. Enfin seul ! Enfin il allait pouvoir contempler son bijou ! Il jubilait comme un enfant devant les cadeaux de Noël, pensa-t-il, amusé.
Il avait laissé la porte du garage ouverte pour avoir une bonne luminosité et allumé les tubes fluorescents au-dessus du meuble. La couleur en était plus sombre que ne le laissait supposer le bois de placage qui devait être du mûrier jaune. Des décorations plus claires faisaient penser à du frêne. Mais la poussière du temps avait certainement encrassé la surface du bois. Il examina de plus près le meuble après l’avoir nettoyé avec de l’eau savonneuse puis rincé précautionneusement, et en tira la conclusion que le secrétaire n’avait pas été verni au tampon, mais rempli-ciré. Les montants étaient à pans coupés à cannelures simulées.
L’abattant était très sobre, en placage clair, avec seulement sur le pourtour un filet à la grecque. Il l’examina attentivement et arriva à la conclusion que la réparation de la fente nécessiterait en effet le collage d’un simple flipot, convenablement arasé ensuite avec raccord de teinte. Rien de bien compliqué pour un bon ébéniste. Il se trouvait qu’il en connaissait un dans un bourg voisin, qui avait déjà rénové pour lui d’autres pièces de mobilier. Les trois grands tiroirs en façade – retirés et posés à côté du meuble – comportaient deux anneaux en bronze doré pour les tirer et une serrure, elle aussi en bronze, au milieu. Il faudrait déposer cette très élégante quincaillerie avant d’en poncer le bois qui lui semblait trop clair. Le temps et le soleil avaient dû l’éclaircir. Il démonta rapidement l’un des anneaux et découvrit effectivement que le bois sous la platine était plus foncé. Le pourtour des tiroirs était décoré, comme l’abattant, d’un filet à la grecque.
Il ouvrit enfin l’abattant et examina le caisson en bois clair contenu dans le secrétaire, surmonté d’une étagère. L’intérieur de ce caisson était divisé verticalement en trois colonnes. Trois petits tiroirs étaient disposés verticalement à droite et à gauche du caisson. L’espace central était divisé en deux parties, celle du haut était vide et celle du bas remplie par un tiroir un peu plus grand. Pour l’instant, là encore, les quatre petits tiroirs avaient été déposés près du secrétaire et on ne voyait que le quadrillage de planches du caisson. Des taches d’encre de petite dimension maculaient l’intérieur de l’abattant. Il tenta de les frotter avec un chiffon propre sans obtenir le moindre résultat. La partie inférieure du caisson, sous le grand tiroir central, présentait aussi quelques taches d’un violet passé, sans doute dues à de l’encre. Il se saisit à nouveau du chiffon et frotta inutilement ces petites taches ; agacé, il appuya un peu plus et recommença à frotter. Mais voilà que, sous la poussée, le panneau glissa légèrement sur le côté. Perplexe, il poussa un peu plus vers la droite et fit complètement glisser le volet horizontal, mettant au jour un double fond au caisson. Ce volume secret, peu profond, était vide. Il examina longtemps l’espace en rêvant à ce qui avait pu être dissimulé dedans.
Enfin il passa le bout des doigts tout autour de ce volume et le tiroir en bois, cédant à sa pression, glissa à son tour un peu vers la droite. Son cœur battait à grands coups. Quelle découverte surprenante ! Il aperçut alors un ruban pourpre fixé sur le côté extérieur gauche du tiroir et tira encore, faisant coulisser complètement le tiroir secret vers la droite. Un nouvel espace apparut dessous, mais il n’était pas vide ; des feuillets de papier y reposaient, un véritable livret d’une cinquantaine de pages, en fait. Un manuscrit écrit d’une encre violette.
Il ne bougeait plus. Il regardait, ébahi, le paquet de feuilles un peu jaunies, reliées par un ruban d’un vert passé. Après quelques instants de contemplation, il se ressaisit, alla vers la porte du garage qu’il referma, prit le manuscrit dans le tiroir secret, éteignit les tubes fluorescents et entra dans la cuisine en refermant la porte. Il gagna la petite pièce où il avait installé son bureau, une simple copie de style Louis XVI, acheté en solde alors qu’il était désargenté. Un autre meuble en bois aggloméré, horrible, mais fonctionnel, contenait le matériel informatique : l’ordinateur, l’imprimante et un scanner.
Il s’installa dans son fauteuil, posa le manuscrit dans un coin du bureau et, attirant le premier feuillet, il examina le tracé de l’écriture. Il se piquait d’avoir quelques connaissances dans le domaine de la graphologie et nota en premier lieu que l’écriture était rapide, serrée, penchée vers la droite, ce qui pouvait traduire une vive intelligence, ouverte sur le présent et tendue vers l’avenir. Le trait était appuyé : l’auteur avait une personnalité forte. Les mots n’étaient pas écrits d’un jet, mais l’auteur relevait souvent la plume à l’intérieur des mots, ce qui donnait : « lon g tems – mé moires – em pe chaient – mo destie – consti tuer – peri pe ties… » Il savait que cette juxtaposition traduisait une personnalité qui prend le temps de la réflexion et qui ne s’engage pas à brûle-pourpoint. Les hampes des lettres comme le L ne montaient pas haut, mais les jambages – terrain de la matière, du concret – descendaient plus longuement, comme le g de longtemps, écrit longtems ou les p de péripéties.
Cela éveilla sa curiosité. Cette graphie trahissait son époque ; il devait s’agir d’un document ancien – antérieur au XIXe siècle.
Il examina aussi la barre des T. Elle ne survolait pas la hampe, mais s’étirait longuement vers l’avant, trahissant l’énergie du scripteur et son refus de s’envoler dans les rêves. Enfin les lettres plutôt anguleuses qu’arrondies montraient aussi sa combativité.
Au final un personnage ayant beaucoup de caractère !
Guéguen concentra enfin son attention sur le contenu du premier feuillet.
« À Trévarez, le 5 juin 1825.
J’ai longtemps hésité avant d’écrire cet ouvrage qui sera un peu comme mes Mémoires. Beaucoup de raisons m’en empêchaient dont la simple modestie. Mon existence pourrait sans doute constituer la trame d’un roman plein de péripéties, mais il s’agit de ma vie et chacun hésite à ouvrir toutes grandes les portes de son existence à des inconnus dont une partie se contentera d’en ricaner. La marquise de La Roche du Bot du Grégo n’est pas sans vergogne !
Il me faut maintenant avouer que je me suis trouvée au centre d’intrigues d’une complexité inouïe, à un point tel que j’avais parfois moi-même du mal à m’y retrouver. Je naviguais dans des eaux très dangereuses et je risquais d’être entraînée aussi bien du côté de Charybde que de celui de Scylla ! Il n’est donc pas étonnant que le peuple de la province de Bretagne, ne détenant pas les clés du mystère, fût enclin à mal interpréter mes actions. Dieu sait si dans mon dos les mauvaises langues m’ont traitée de femme odieuse et indigne, de prostituée, d’espionne, et sont même allées jusqu’à dire que j’avais livré mon malheureux époux, le vicomte d’Amphernet de Pontbellanger, au bourreau ! J’aurais trahi mon parti et mon mari ! Non. Je ne peux laisser dire et prospérer de telles infamies, même si ce récit risque d’apparaître comme un plaidoyer « pro domo sua ».
Pour illustrer ce que je dis ici, voici ce que j’écrivais à notre roi Louis XVIII :
" Condamnée à mort et à mener une vie errante dans le département du Morbihan sous le prétexte que Monsieur de Pontbellanger était à la tête du parti royaliste, je me suis vue seule, sans moyens d’existence et proscrite à peine âgée de 17 ans. Le cœur de Votre Majesté sentira combien j’ai eu à souffrir de persécutions. J’ai sauvé ma tête, je n’ai rien fait contre l’honneur, mais j’ai perdu toute ma fortune. J’étais condamnée comme émigrée à être fusillée sur le champ partout où je serais rencontrée. "
Voilà pourquoi, alors que j’ai atteint ma cinquante-quatrième année,
moi, Louise du Bot,
je me résous à ce récit. »
Le pharmacien reposa le feuillet, ébahi. Il resta plusieurs minutes, plongé dans d’intenses réflexions, parcourant rapidement quelques autres feuillets et n’en croyant pas ses yeux. Des questions revenaient toujours et nécessitaient une réponse : qui était donc cette marquise de la Roche, cette Louise du Bot ? Qui était son mari, le sieur d’Amphernet de Pontbellanger ?
Il se précipita sur son ordinateur et, après l’avoir mis en route, il lança le moteur de recherche en renseignant successivement le champ avec « La Roche du Bot du Grégo » puis « d’Amphernet de Pontbellanger ».
Il fut abasourdi par le nombre des réponses et par leur importance historique.
Le moteur connaissait surtout « du Bot du Grégo » ; la Roche n’apparaissait que rarement. Il imprima un certain nombre de pages apportant des précisions sur les deux personnages puis il se renversa dans son fauteuil et réfléchit pendant un certain temps sur les implications de sa découverte. Ce manuscrit était d’une grande importance. Cela au moins était sûr. Il fallait en faire des copies sans altérer le papier ni l’encre. Il allait donc éviter de le passer dans le scanner qui dégage de la chaleur. Il décida de photographier chaque page avec son appareil numérique, puis de mettre à l’abri le fragile original.
Il pensa soudain au secrétaire qu’il venait d’acquérir. Il savait désormais qu’il s’agissait bien d’un meuble d’époque, datant du dix-huitième siècle, qui avait appartenu à cette dame de haute noblesse, la marquise de La Roche du Bot du Grégo, laquelle avait confié au tiroir caché de son secrétaire ses Mémoires manuscrits.
Une nouvelle recherche sur Internet lui apprit ce qu’il voulait, qu’il imprima derechef :
« Jean-Baptiste-Bernard Demay (1759 – 14 mars 1848) Menuisier-ébéniste. Paris. Maître le 4 février 1784. Il exerça une trentaine d’années rue de Cléry. Sa marque figure sur les jolies chaises volantes, ornées du chiffre de Marie-Antoinette, qui se trouvent au Petit-Trianon. »
Finalement, il n’avait pas payé cher le secrétaire !
Il se leva et chercha son appareil photo puis en vida la carte mémoire après avoir vérifié ce qui restait dessus et commença le travail fastidieux de numériser chaque feuillet. Il serait intéressant plus tard de faire expertiser le papier et l’encre utilisée, pensa-t-il tout en travaillant.
Une odeur surprenante s’exhalait doucement du manuscrit, odeur de vieux, très vieux papier, et aussi un parfum ténu, comme une gaze légère, livrant de très loin, depuis un monde aboli, les charmes diaphanes d’une dame du temps jadis, tel le passage d’un papillon, le battement d’aile d’un éventail ou celui de longs cils au-dessus d’un regard complice.
Il transféra ensuite le contenu de la carte sur le disque dur de son ordinateur, dans un dossier JBBDEMAY spécialement créé. Il fit enfin deux sauvegardes du dossier dans des clés USB qu’il rangea soigneusement. Il imprima alors chaque image du dossier en deux exemplaires puis perfora les feuilles du premier jeu et les rangea dans un classeur. Il ferait relier plus tard l’autre exemplaire avec ces reliures en spirale bien commodes.
Il était presque minuit lorsqu’il eut achevé son travail et il sentait peser la fatigue sur ses épaules et dans son dos. Il chercha dans le réfrigérateur de quoi constituer un frugal repas qu’il mangea de grand appétit. Il était temps d’aller se coucher, mais il prit le temps de retourner dans le garage, d’allumer les tubes fluos et de tourner autour de son secrétaire avec émotion. Il examina à nouveau le caisson et fit jouer deux ou trois fois les éléments du tiroir secret avec une profonde jubilation. Il pensa alors à l’ébéniste à qui il allait confier la remise en état du meuble ; il ne doutait pas qu’il apprécierait grandement lui aussi cette mécanique cachée !
De retour dans son bureau, il ne put s’empêcher de prendre le classeur JBBDEMAY et, après avoir enfilé un pyjama et procédé à ses ablutions, il se coucha et commença la lecture des Mémoires de la marquise.
Chapitre 33 - Amputation
Guéguen était prostré, couché en chien de fusil sur le lit picot, dans la pénombre glauque de la salle. Il essayait d’oublier l’atroce supplice dont il avait été victime. Il tentait de détourner son esprit de la douleur lancinante, de la pulsation sourde dans sa main, là où se trouvait auparavant la troisième phalange de son annulaire gauche. Son tortionnaire avait apporté deux planches, se recouvrant à angle droit, et boulonnées ensemble, qu’il avait posées par terre. Il lui avait ordonné de s’allonger dessus, débloqué les menottes et attaché les deux bras, écartés et étendus le long d’une planche. Il lui avait alors attaché les chevilles au bas de l’autre planche de ce qui constituait une croix, ce qui l’empêchait de se recroqueviller. Enfin il avait fini de l’immobiliser totalement en lui attachant le cou en haut de la croix. Guéguen avait du mal à respirer, il ne savait pas ce que son bourreau se proposait de lui faire, mais il était terrifié, et il s’était mis à ruisseler de sueur. L’homme cagoulé avait ensuite installé une lampe de forte intensité, qui éclairait vivement sa main gauche. Il avait plaqué la main contre la planche avec du ruban adhésif d’emballage, le pouce compris, ne laissant dépasser que les quatre doigts restants. Guéguen devina enfin l’intention de son geôlier et poussa un hurlement, en essayant vainement de se tortiller. L’homme coupa alors un morceau d’adhésif, et le lui colla sur la bouche.
Il lui dit de sa voix étouffée : « Je prends soin de toi, l’ami. J’ai préparé tout ce qu’il faut pour t’amputer rapidement et proprement. Tu n’auras pas à craindre le tétanos. Tu es vacciné, je suppose ? Un pharmacien ! La maison est sérieuse. Je travaille proprement. Une rapide coupe circulaire avec une lame désinfectée, autour de l’articulation de la troisième phalange, et hop ! il n’y a plus de tendons. Coupés proprement, les tendons. Un joli pansement compressif avec des compresses stériles après une pulvérisation d’antiseptique, et l’affaire est faite. Ne t’inquiète pas. Je vais ensuite surveiller la cicatrisation. »
Il avait froidement agi comme il l’avait dit. L’amputation, faite sans anesthésie, avait été, en effet, rapide, mais horriblement douloureuse.
« Là ! C’est fini. Si tu ne hurles pas, j’enlève ton bâillon. Si tu cries, je le remets. »
Il avait arraché les rubans adhésifs. Guéguen laissait échapper un gémissement sourd et haletait.
« Eh bien, voilà ! Ce n’était pas grand-chose. Il y a bien des ouvriers qui ont laissé une phalange voire bien plus dans une machine, et qui n’en sont pas morts ! Je vais maintenant te détacher. »
Il avait aidé d’une main le pharmacien à se redresser, mais son autre main le menaçait du cutter qui avait servi à l’amputer. Il l’avait alors dirigé vers le lit picot.
« Allonge-toi. Ça ira mieux ensuite » avait-il murmuré, faussement compatissant.
Puis il avait mis dans le couloir les deux planches repliées, il était sorti et avait refermé la porte en donnant deux tours de clé.
Un temps infini de souffrance avait passé. Le jour avait décru. La nuit était arrivée. La soif le torturait, et l’obligea à se relever pour aller chercher la bouteille d’eau, posée sur le cageot. Une autre bouteille avait été apportée par le sinistre personnage. Il s’obligea alors à manger quelques bouchées de la boite de conserve contenant de la blanquette de veau froide avec des champignons et des carottes dans la sauce figée. Il tenait la boite de la main gauche, en écartant l’annulaire, et manipulait maladroitement la cuillère de la main droite.
Il s’était ensuite couché à nouveau et, contre toute attente, il avait fini par s’endormir, d’un sommeil peuplé de cauchemars. Il se réveilla au milieu de la nuit. Il ne savait pas quelle heure il était, car sa montre avait disparu dans la poche de son geôlier. Il sentait un sourd battement de douleur dans le doigt. Il vit par le soupirail quelques étoiles briller, indifférentes à son sort. Mais pourquoi Claire avait-elle retenu une des feuilles du manuscrit ? Il devinait évidemment la raison de sa tentative, mais elle ne pouvait pas savoir à quel fou il avait affaire ici. Plus le temps passait, plus il se rendait compte que son geôlier avait l’esprit dérangé. Guéguen avait assez vite établi le diagnostic du trouble de monsieur Ickx, comme il l’avait surnommé. La mention des voix, que le geôlier entendait, laissait penser à un trouble schizophrénique. Cela ne le rassurait pas du tout.
Certains schizophrènes arrivent à vivre à peu près normalement, en tenant à distance leurs démons. Mais d’autres sombrent dans des délires abominables. D’autres enfin deviennent des psychopathes, complètement déconnectés du monde réel, et capables de perpétrer des crimes sans bien en mesurer l’horreur. À quelle catégorie appartenait son tortionnaire ? Et s’il décidait de le tuer, après l’avoir froidement mutilé ? Guéguen avait été effrayé de constater l’indifférence de M. Ickx lors de la séance de mutilation.