Les Disparus du Platon

Préambule

Un cargo vraquier, le Platon, effectue en 1961 une rotation habituelle depuis Dunkerque jusqu’à Santa Fe, en Argentine, en passant par Rotterdam et Anvers et en faisant escale à Mindelo, dans les iles du Cap Vert.
Pendant l'escale de Santa Fe, une blonde et trop séduisante Argentine provoque beaucoup d'incidents et de bagarres à bord. La navigation de routine reprend ensuite jusqu’à ce qu’un crime épouvantable soit commis en mer.
Le commissaire Carlier de la PJ parisienne rejoint alors, sur instruction du procureur, Rio de Janeiro, pour embarquer sur le Platon. Il lui faudra résoudre l'énigme de la disparition du commandant, survenue pendant une tempête, lors de la traversée du golfe de Sainte-Catherine, au large du Brésil. Les marins, taciturnes et soupçonneux, ne lui faciliteront pas la tâche.
Un passager clandestin rendra difficile la vie de certains membres de l’équipage pendant le voyage de retour vers Dakar, marqué par d’autres disparitions.


Chapitre 1 - Gros temps le 13 juin

couverture

Il avait du mal à tenir sur le pont. La nuit était très noire et emplie des hurlements de la tempête. Le cargo plongeait le gaillard dans les lames puis remontait très haut avant de repartir dans une brutale glissade interrompue par une autre lame. Il roulait aussi bord sur bord. Les mouvements étaient encore plus effrayants à cause de l’obscurité. L’homme avait parcouru rapidement la coursive éclairée par les plafonniers. Près de la grosse porte donnant accès sur le pont arrière, il avait ouvert un vaste placard où l’on rangeait des cirés et des bottes. Il en avait chaussé une paire un peu grande et endossé un grand ciré jaune et il avait glissé le couteau dans une des poches profondes. Il avait bien avant enroulé un chiffon autour du manche après en avoir longuement frotté toute la surface de l’arme. C’était un banal couteau de cuisine mais avec une lame longue et acérée. Il était enfin sorti dans l’obscurité hostile. Une pluie froide crépita sur le capuchon. Il fut aussitôt désarçonné par les mouvements désordonnés du pont. Il se cramponna dans l’obscurité à tout ce qui lui tombait sous la main et monta sur le pont des embarcations qu’il parcourut péniblement jusqu’au château central dont la masse blanche apparaissait vaguement.

Il tourna l’interrupteur de l’un des projecteurs éclairant le pont des embarcations. Une grande flaque de lumière, aux limites floues et striées de pluie, surgit des ténèbres hostiles. Les mâts de charge et les gros blocs des treuils lui apparurent. La grande cheminée avec ses trois bandes de couleurs bleue, rouge, verte, luisait dans le noir et oscillait d’un bord à l’autre, comme les mâts, au rythme des mouvements du bateau. Les chaloupes suspendues au-dessus du pont de chaque bord apparurent comme de vagues fantômes blancs à l’arrière-plan.

Il repartit dans la direction de la chaloupe bâbord. Arrivé près du treuil, il se retourna et leva la tête vers l’aileron qui dominait le pont. Il n’y voyait personne dans l’obscurité hurlante. Son visage était frappé par la pluie dont les gouttes pressées le piquaient comme autant d’abeilles en furie. Le vent le cinglait sans trêve. De grands coups sourds ébranlaient le cargo quand le gaillard cognait dans la mer en furie. Ensuite des masses d’eau dégringolaient de l’aileron et ruisselaient jusqu’à lui. La muraille du château central faisait obstacle à l’éclairage diffusé par le projecteur et en partie absorbé par les nappes de la pluie. Les quelques mètres de pont conduisant au bas de l’échelle qui permettait d’accéder à l’aileron restaient plongés dans l’obscurité. Il fit en sorte d’être aussi bien éclairé que possible et poussa un grand cri, puis il fit un geste d’appel. L’homme qui devait se trouver sur l’aileron allait être alerté par le cri, il devait déjà se tourner vers l’arrière, voir que le pont était vaguement éclairé par une lampe, distinguer sans doute un peu confusément une silhouette jaune qui faisait des grands gestes l’invitant à descendre, à venir voir. Il tendit le bras alors vers l’arrière, en direction de la chaloupe suspendue sur son bossoir et cria à nouveau dans le tumulte de la tempête. Puis il se mit en marche lentement comme un ivrogne, essayant de ne pas tomber malgré les mouvements désordonnés du cargo. Il se retourna encore vers l’avant et hurla en faisant de grands gestes d’invite. Il reprit sa marche lente vers l’embarcation, et contourna le treuil. Il en profita pour jeter un rapide coup d’œil derrière lui et son cœur se mit à battre à grands coups. Une silhouette, engoncée dans un ciré jaune, était apparue dans la flaque de lumière et progressait vers l’arrière. Il marcha alors résolument vers le bossoir et fit un nouveau geste d’appel puis il se cramponna de la main gauche au bastingage. Il était temps car une lame vicieuse montait à bord par le côté sans qu’il l’ait vue et il fut trempé par la masse d’eau qui retomba et dévala le pont à la gite.

De l’autre main il avait saisi le couteau dans la poche et le serrait convulsivement en levant la tête vers le bossoir, comme si un incident affectait la fixation de la chaloupe. Il avait décidé d’attirer sa proie jusque là pour s’écarter le plus possible de l’aileron et des hommes de veille à la passerelle. Du coin de l’œil il vit que l’autre s’était approché derrière lui. Il l’entendit lui crier à l’oreille :

– Eh bien quoi ? Qu’y a-t-il ?

La question criée était noyée dans le perpétuel hurlement du vent dans les superstructures du cargo, et les coups de tonnerre des lames qui s’écrasaient contre les flancs du bateau. Il lâcha un instant le bastingage et se recula en tendant le bras gauche vers le haut du bossoir. L’autre instinctivement fit un pas en avant et prit la place qu’il avait occupée, la tête levée, cherchant à voir dans la pénombre quel problème lui était signalé. Il s’agrippa à son tour au bastingage. L’homme lui tournait le dos. Il ne voyait pas son visage, noyé dans l’obscurité, et ne distinguait que sa casquette et son dos jaune éclairés par le projecteur situé à une quinzaine de mètres. Il n’aurait pas pu le poignarder de face.

pont supérieur

Il sortit le couteau et le plongea d’un coup dans le dos à gauche de la colonne vertébrale, entre les côtes et le bassin, en remontant la lame. L’autre hurla mais il avait déjà arraché l’arme et à nouveau frappait à droite en poussant un grand han. Sa victime se plia au-dessus du bastingage. Il recommença une nouvelle fois à frapper sous l’omoplate, entre les côtes. Il arracha encore le couteau, haletant, prêt à le plonger une quatrième fois. Mais l’autre restait courbé au-dessus du bastingage et semblait incapable de se redresser en dépit de l’instinct de conservation qui aurait dû lui commander de bouger pour échapper à l’horrible douleur et fuir son agresseur. Des embruns les giflaient tous les deux. Il lâcha le couteau, se pencha, saisit les jambes de sa victime, attendit un coup de roulis et souleva brutalement le bas du corps qui devenait inerte. Le corps bascula d’un coup par-dessus le bastingage et disparut dans la mer.

Il avait mis une telle énergie dans son mouvement qu’il faillit basculer lui aussi par dessus bord. Mais le côté bâbord du cargo montait alors rapidement sur la crête d’une lame invisible qui souleva brutalement le bateau et projeta l’assassin vers la muraille des superstructures centrales. Il perdit l’équilibre. Il percuta la muraille puis il tomba dans la masse d’eau qui dévalait le pont. Il se sentait étourdi, comme anesthésié, vidé de toute énergie. Il avait envie de rester allongé, le visage contre le pont. L’eau froide sur son visage brûlant lui procurait une agréable sensation. Mais il ne devait pas s’abandonner. Il lui fallait puiser dans ses ressources, se relever, et vite, fuir. Il se redressa en chancelant et commençait à partir vers l’arrière lorsqu’il pensa au projecteur. Il fit demi-tour et se hâta d’aller tourner l’interrupteur. Il se retrouva dans l’obscurité de la nuit. Il était noyé dans cette obscurité et il éprouvait un étrange sentiment de délivrance, comme si la nuit était complice de ce meurtre qu’elle dissimulait dans son néant. Il ne voulut pas passer par le côté bâbord, là où il avait tué un homme. Il partit sur tribord et atteignit l’extrémité du pont des embarcations. Ses yeux ne s’étaient pas réhabitués à l’obscurité et il avançait au jugé, se cognant par moments douloureusement aux différents apparaux boulonnés sur le pont. Il tâtonna pour trouver la rambarde de l’échelle qui lui permit de descendre sur le pont arrière. La grosse porte métallique donnant accès à la coursive était tout près. Il en tourna la poignée avec soulagement et pénétra à l’abri, dans la lumière.

gros temps

Il n’y avait personne. Il referma soigneusement la porte et pensa avec gratitude à sa cabine, un peu plus loin. Il avait réussi mais ne ressentait qu’un grand vide, une sombre hébétude. Il voulait seulement se laver les mains, encore et encore, se coucher et sombrer dans le néant du sommeil. Il baissa les yeux sur le ciré jaune. Aucune trace suspecte ne semblait y apparaitre. Les embruns et le déluge qui s’abattait dehors avaient tout effacé. C’est alors qu’il repensa au couteau. Qu’en avait-il fait ? Il se souvint qu’il l’avait lâché pour projeter l’homme blessé à mort par dessus bord. Ensuite, il avait été déséquilibré et projeté plus loin par un coup de roulis. Il avait complètement oublié de récupérer l’arme pour la jeter à l’eau. Il se sentait incapable de sortir à nouveau, de remonter sur le pont supérieur pour rechercher le couteau. C’était totalement au-dessus de ses forces. Il songea que les paquets de mer et la pluie torrentielle avaient déjà lavé l’arme comme le ciré. Les mouvements désordonnés du cargo avec un peu de chance entraineraient le couteau à la mer par un dalot avec les torrents liquides qui allaient et venaient sur le pont. C’était fini. Il avait fait ce qu’il avait à faire. Il s’arrêta devant le placard à cirés à l’entrée de la coursive et y rangea ses emprunts. Il avança ensuite en chancelant dans la coursive et atteignit avec un sentiment de reconnaissance la porte de la cabine